Année de sortie 1988
Durée 65 min 33 sec
Format 16 mm
Générique accessible ici
Synopsis
Un bilan troublant des rapports amoureux et économiques entre les hommes et les femmes à la fin des années 1980 alors que le contrat social entre les sexes a éclaté. Des femmes chefs de famille racontent le réveil brutal qui suit le départ du prince charmant et les difficultés auxquelles elles sont confrontées pour acquérir leur autonomie économique et sortir de la pauvreté par le biais du marché du travail ou de l’aide sociale.
Alors qu’on assiste à une féminisation de la pauvreté, le film démontre comment la dépendance économique et affective des femmes à l’intérieur du mariage et de la famille les mène à la pauvreté, mais révèle aussi à quel point cette dépendance est inscrite au cœur même des structures sociales et économiques, et comment la culture dominante y contribue.

Affiche du film L'AMOUR... À QUEL PRIX? (Canada : Québec, Sophie Bissonnette, 1988) - 1998.0663.AF
Invitée par l’Office National du Film du Canada à participer à un groupe de travail sur le thème de l’américanité à la fin des années 1980, j’ai proposé ce projet sur la féminisation de la pauvreté ou « l’American Dream » revu et corrigé par les femmes. Le scénario débutait avec cette citation d’une femme responsable d’un programme pour les femmes sans emploi : « Les femmes qui viennent ici ont adhéré au rêve américain. Elles pensaient faire leur part en s’occupant de la maison, en élevant leurs enfants, en offrant du soutien à leur maris et à la communauté de façon bénévole. Avec l’âge, alors qu’elles espéraient obtenir une certaine reconnaissance et une sécurité financière, leur rêve s’effondre. » (traduction libre de l’anglais)
Les statistiques désolantes pleuvent : 70% des veuves et autres femmes seules, âgées de 70 ans et plus, vivent dans la pauvreté; c’est aussi le cas de 40% des familles dirigées par une femme. Le fossé entre la vision proposée dans la culture commerciale, ici représentée par le téléroman le plus populaire de l’époque, Marisol, et la réalité de la répression par l’état qui a recours aux agents d’aide sociale, baptisés « boubous macoutes », pour surveiller la vie privée des femmes assistées sociales, est insupportable.(Ce sont ces dernières qui ont inventé ce sobriquet, faisant référence au Premier ministre Robert Bourassa, surnommé Boubou, et aux milices armées en Haïti, les Tontons Macoutes.)
J’aborde avec L’amour … à quel prix? un enjeu qui prendra de l’ampleur avec la marche Du pain et des roses de 1995 contre la pauvreté des femmes au Québec et qui s’imposera de nouveau à moi, et à l’échelle planétaire, à l’occasion de la Marche mondiale des femmes et le film Partition pour voix de femmes, tourné en l’an 2000. La recherche pour le film me mène dans des groupes de femmes et des associations pour la défense des droits des personnes assistées sociales où les femmes se mobilisent à partir d’une analyse et d’une démarche féministe. Je suis à même de constater que le féminisme se déploie dans différents milieux sociaux.
La rencontre avec les personnages de L’amour … à quel prix? est un moment formidable pour moi. J’ai structuré le film autour de leur prise de parole inspirée et de leur indignation, la prise de parole étant un acte fondamental, libérateur et constructif, en particulier pour les personnes le plus souvent sans voix dans notre société.
Le film est toutefois associé à une certaine déception personnelle au niveau formel. C’est un bon exemple des aléas d’une production documentaire : les pistes suivies au moment de la recherche n’ont pas porté fruit comme je l’espérais pour un projet plus ambitieux. J’ai choisi de composer avec le matériel tourné pour réaliser un film sur des enjeux bien ciblés, avec une forme très simple, et qui a finalement trouvé sa pertinence et son public.
Le film était accompagné d’un guide d’animation qui a servi à animer des discussions avec les groupes de femmes membres de l’R des centres de femmes et de la Fédération des familles monoparentales ainsi que des groupes de défense des assisté.e.s sociaux. L’amour … à quel prix? a aussi été diffusé à la télévision de Radio-Canada.
L'AMOUR... À QUEL PRIX?

Image tirée du film L'AMOUR... À QUEL PRIX [FILM] (Canada : Québec, Sophie Bissonnette, 1988)
Ce film est une vibrante illustration de la manière dont s’est instituée la vulnérabilité économique des femmes au Québec, de la période précédent la Révolution tranquille jusqu’à la fin de la décennie des années 1980. Les projecteurs sont braqués sur trois mères seules avec enfants, figure emblématique de la pauvreté féminine 1. Au moment où le film est tourné, comme il en est encore aujourd’hui en 2020, les femmes constituaient une part disproportionnée des pauvres et étaient davantage à risque que les hommes de le devenir.
Cette plongée dans l’univers intime de Denise, Aurore et Thérèse brosse le panorama d’une époque que l’on peut considérer comme révolue à de nombreux égards ; elle nous renvoie cependant à une réalité toujours actuelle trente ans plus tard. Au Québec, en 2016, le taux de faible revenu des personnes vivant dans les familles monoparentales ayant une femme à leur tête était de 23,1 %, comparativement 8,6 % pour l’ensemble des personnes. En effet, en raison de leur mode d’intégration différencié au travail et à l’emploi (la « division sexuelle du travail »), les femmes rencontrent toujours de nombreux obstacles dans la voie menant à l’autonomie financière, surtout quand elles fondent une famille. Cette autonomie est pourtant une condition sine qua non de leur émancipation.
Alors que sont restitués dans le film les moments de vie marquants de nos héroïnes, s’articulent, sous nos yeux, déterminations collectives et volontés individuelles, une manière de représenter leur expérience dans le cadre de l’institution de l’aide sociale. D’un point de vue collectif, on voit comment chacune d’entre elles a endossé, à sa manière, la mythologie des rapports amoureux de l’époque, en se projetant pleinement dans ce rêve d’un mariage censé apporter le bonheur pour la vie entière. L’assurance d’une protection économique par le mari-pourvoyeur, en contrepartie d’une performance de bonne épouse et de bonne mère, était au cœur de ce contrat social. On parle bien sûr de mythes puisque, de tout temps, dans les classes populaires, les salaires de misère des hommes n’ont jamais permis de faire vivre leur famille, ce pour quoi les gains des femmes, à la maison ou à l’usine, notamment, ont toujours été nécessaires. Sur le plan individuel, elles nous racontent leurs efforts incessants pour donner sens à ce contrat social entre les sexes alors que se succèdent en elles l’espoir, l’incompréhension, la désillusion, puis la révolte, suivie d’actions de résistance, premier pas vers l’autonomisation économique, celle-ci dût-elle comporter son lot d’humiliation lorsque ce « chèque à soi » vient du « bien-être » (social).
Du mariage, ou de l’union entre conjoint.e.s, à la rupture conjugale, puis à la pauvreté, ce parcours est malheureusement trop souvent le lot des femmes encore trente ans plus tard. D’ailleurs, il singularise les trajectoires féminines vers l’assistance sociale, alors que les parcours masculins sont davantage marqués par des ruptures professionnelles.
Avant 1984, aucune politique familiale n’existe au Québec 2, celle-ci ne se déployant véritablement qu’en 1997, sous la gouverne de Pauline Marois, alors ministre de la Famille et de l’Enfance, toujours à la suite des pressions des féministes et de diverses organisations. Ainsi, jusque-là, l’aide sociale comble partiellement le vide, avec tout son lot d’opprobre. C’est donc dans ce vide institutionnel et ce trop-plein de stigmatisation qu’Aurore, Thérèse et Denise vivront ce que signifie la dimension de genre de l’assistance sociale. Thérèse, elle, la connaîtra d’abord avec l’Aide aux mères nécessiteuses, programme créé en 1937 pour les mères seules pauvres « méritantes » ; un certificat confirmant leurs « bonnes mœurs » attestait alors de leur mérite. Mais nos trois protagonistes vivront l’assistance genrée surtout avec le système d’assistance sociale unifié (1969) qui précède la réforme de 1988-1989 qui scindera le système d’assistance sociale selon le critère de l’« aptitude au travail ». Elles sont ainsi placées en porte-à-faux entre les injonctions à l’« employabilité », relatives au travail en emploi, et celles de la « maternabilité », ayant trait au travail domestique 3. Elles connaîtront aussi l’épisode, de triste mémoire, des « Boubou Macoutes » 4, ces inspecteurs de l’aide sociale qui s’introduisaient inopinément dans le logis des locataires pour y débusquer les fraudes, soi-disant attestées, dans le cas des mères seules, par les traces du passage d’un homme.
Heureusement, depuis lors, les nombreuses analyses, mobilisations et revendications féministes (Rose du Nord, Fédération des femmes du Québec, Fédération des familles monoparentales et recomposées du Québec, Conseil du statut de la femme, comités de condition féminine syndicaux, universitaires, etc.) ont laissé leur empreinte. Mais beaucoup reste à faire. En ce début du XXIe siècle où les questions d’insécurité économique et de pauvreté sont secondarisées dans le mouvement féministe, revisiter les combats des femmes et du féminisme de ces décennies du siècle précédent est plus qu’inspirant.
RÉFÉRENCES
Baillargeon, Denyse, « Les politiques familiales au Québec – Une perspective historique », Lien social et Politique, RIAC, no 36, 1996, p. 21-32.
Berger, François. « Les “boubou-macoutes” ont visité 136 000 foyers l’an dernier. Ces visites ont permis à l’État de réaliser une économie de 7,2 millions $, soit une moyenne de 53 $ par assisté social », La Presse, Montréal, Lundi 23 juillet 1990, p. B1. http://collections.banq.qc.ca/lapresse/src/cahiers/1990/07/23/02/82812_1990072302.pdf
Conseil du statut de la femme, Mémoire du Conseil du statut de la femme présenté à la Commission des affaires sociales sur le document Pour une politique de sécurité du revenu du ministère de la Main-d’œuvre et de la sécurité du revenu, Québec, Direction de la recherche et de l’analyse, février 1988.
Coordination du Québec de la Marche mondiale des femmes http://www.cqmmf.org/
Direction de la santé publique du CIUSS de la Capitale-Nationale. Les préjugés à l’égard des personnes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale : rapport de documentation, Réalisé dans le cadre de la mobilisation « Ensemble pour agir sur les préjugés » et du forum tenu le 30 juin 2015, Québec, février 2017.
Fréchet, Guy, Aline Lechaume et Frédéric Savard, La pauvreté, les inégalités et l’exclusion sociale au Québec : État de situation 2018, Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion (CÉPE), ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale. 2018. https://www.mtess.gouv.qc.ca/publications/pdf/CEPE_Etat-situation2018.pdf
Morel, Sylvie, Les logiques de la réciprocité : les transformations de la relation d'assistance aux États-Unis et en France, Paris, Presses universitaires de France, Collection Le lien social, 2000.
Morel, Sylvie. Le modèle du workfare ou modèle de l'insertion, la transformation de l'assistance sociale au Canada et au Québec, Condition féminine Canada, Ottawa, 2002. http://publications.gc.ca/site/fra/9.664060/publication.html
Rose du Nord. Le Regroupement des femmes sans emploi du Nord de Québec. https://www.google.com/search?client=firefox-b-d&q=https%3A%2F%2Frosedunord.org%2Fa-propos%2F%23histoire
- 1
Au Québec, en 2016, le taux de faible revenu des personnes vivant dans les familles monoparentales ayant une femme à leur tête était de 23,1 %, comparativement 8,6 % pour l’ensemble des personnes ; Fréchet, Lechaume, Savard (2018 : 13) ; même si ces données doivent être interprétées prudemment en raison du faible nombre d’unités familiales, l’écart est manifestement important. ↩
- 2
Baillargeon (1996). ↩
- 3
Morel (2000) ↩
- 4
Du nom de celui qui, durant son second mandat (1985-1994), dirigea le gouvernement qui les déploya, le Premier ministre du Québec, Robert Bourassa, en référence, bien sûr, aux milices haïtiennes duvaliéristes, les Tontons Macoutes. ↩