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CinémaPromenade avec l'amour et la mort

Apolline Caron-Ottavi
12 octobre 2023
Promenade avec l'amour et la mort

Une petite balade en compagnie de quelques fantômes romantiques, créatures de cinéma par excellence, à la croisée des sentiments, des illusions et du désir de projection.

The Ghost Goes West

Les spectres se moquent des frontières et sont attachés avant tout à leurs vieilles pierres. En témoigne le fantôme aristocrate écossais de The Ghost Goes West de René Clair (1935), qui continue de hanter son château lorsque celui-ci est déménagé en Floride – son descendant l’ayant vendu à une riche américaine dont il est tombé amoureux. Arborant fièrement le kilt et s’amusant des quiproquos que provoque sa ressemblance avec son héritier, le fantôme de la vieille Europe vient apporter une touche de mysticisme et rappeler quelques notions de patrimoine aux matérialistes du nouveau monde. Le film s’inspire d’un phénomène en vogue à l’époque (le magnat de la presse William Randolph Hearst, qui a inspiré le personnage du Citizen Kane de Orson Welles, avait déplacé un monastère espagnol) et René Clair, à l’instar de son fantôme, réussit le pari de s’expatrier avec cette comédie qui fut un grand succès en Angleterre.

Dans Falcon Lake (2022) ou dans Sylvie et le fantôme (1946), on s’amuse à jouer au fantôme en s’affublant de draps blancs, en partie pour mieux cacher son trouble face à l’intensité des premiers émois amoureux. Chez Charlotte Le Bon, les légendes de fantômes viennent pimenter l’été insouciant de jeunes adolescents qui ignorent encore que la tragédie peut faire partie de leur vie. Chez Claude Autant-Lara, l’anniversaire des 16 ans de l’héroïne, amoureuse du portrait d’un jeune homme d’autrefois, donne lieu à un chassé-croisé de prétendants déguisés en faux fantômes. C’est surtout l’occasion de voir un tout jeune Jacques Tati dans le rôle du vrai fantôme qui s’invite à la fête, s’exerçant à un jeu de mime muet et poétique qui n’est pas sans anticiper les facéties de M. Hulot. Quant à son chien fantôme, il a peut-être inspiré celui de Nightmare Before Christmas…

Sylvie et le fantôme

The Strange Case of Angelica

L’idée que chaque fantôme ou fantasme de cinéma part d’une image, Manoel de Oliveira s’en souviendra dans The Strange Case of Angelica (2010), dans lequel un photographe tombe fou amoureux de la morte dont il doit faire le portrait, persuadé qu’elle reprend vie sous son objectif. Un peu comme avec Sylvie et son tableau du passé, l’amour tourne ici à l’obsession, à tel point que le fantôme semble aspirer la vie de son soupirant pâlot. De Oliveira met en abyme le rêve même du cinéma, et en profite pour rendre un hommage enchanteur aux effets spéciaux bricolés, aux délicates surimpressions et aux silhouettes blanchâtres dont a raffolé le cinéma dans ses premières décennies. Le merveilleux de ces moments où les amoureux flottent dans les airs leur permet d’échapper quelques instants à la différence de classe qui les sépare.

Car le fantôme, venu d’un autre monde et en cela inatteignable, devient parfois la métaphore d’autres séparations. Un exemple marquant est celui des Contes de la lune vague après la pluie (1953) de Kenji Mizoguchi : en suivant l’ensorcelante dame Wakasa, le potier Genjuro suit un mirage, celui d’être reconnu pour son art et de pouvoir changer de classe sociale, afin de fuir la réalité de la guerre et ses responsabilités envers sa famille. C’est alors la vraie vie qui devient fantomatique, et rattraper le temps perdu va s’avérer impossible. Mizoguchi ouvre son film avec la phrase suivante : « Ces contes ont inspiré à l’homme moderne des visions fantastiques. Ce film au style nouveau est né de ces visions ». Il fait ainsi le lien entre le passé et le présent, la culture traditionnelle et l’art nouveau, soulignant à quel point les mythes fantastiques sont propices aux expériences formelles les plus novatrices à l’écran.

Les contes de la lune vague après la pluie

L'ange et la femme

Gilles Carle fait honneur à cette idée en faisant de L’ange et la femme (1977) un film de contrastes et de textures, à la fois charnel et abstrait, où se côtoient la passion et la pulsion, l’extraordinaire et le terre-à-terre. Lorsqu’il commente le film dans la revue Séquences, Carle émet d’ailleurs une réflexion très japonaise dans le mariage des extrêmes : « Faire l'amour, c'est cannibaliser quelqu'un, non ? Reste à savoir qui cannibalise qui, et comment conjuguer l'amour, la mort et l'immortalité ». Mort, l’être aimé atteint en effet à jamais la perfection, et devient immortel. C’est le cas dans Fantasma d’amore (1981) de Dino Risi – dont le titre joue d’ailleurs sur le double sens de fantôme et fantasme du mot fantasma. Nino perd pied entre deux dimensions temporelles, entre le souvenir immaculé d’un amour de jeunesse et l’inéluctabilité de la vieillesse.

Pressées par leur entourage et les conventions, la question du remariage se pose pour les jeunes veuves que sont Lucy dans Mrs Muir and the Ghost (1947) et Anna dans Birth (2004), et c’est à ce moment-là que les fantômes apparaissent. Le conte de Joseph L. Mankiewicz est un bijou de simplicité, où romantisme rime avec classicisme – mais aussi féminisme, ce qui permet au film d’être tout aussi épargné par le temps que son fantôme. Il y a un côté Madame Bovary chez Mrs Muir, attachée à un revenant vieux loup de mer qui incarne tout l’inverse du décevant séducteur terrestre qu’elle rencontre. Chez Jonathan Glazer, les fantômes n’ont a priori pas leur place dans l’univers new-yorkais bourgeois d’Anna. Mais lorsqu’un enfant affirme être la réincarnation de son mari décédé, celle-ci a beau convoquer toute la rationalité inhérente à son mode de vie, le doute s’immisce irrémédiablement dans son esprit. En captant l’inquiétante étrangeté de cet univers codé qui s’effrite, Glazer et son scénariste Jean-Claude Carrière livrent une démonstration de cinéma, où le basculement vers le fantastique, la folie ou la dissidence est une question de perception.

Birth

Rouge

La réincarnation n’a évidemment pas la même résonance en Asie, où les fantômes sont ancrés dans des mythes vivaces. Histoire de fantômes chinois (1987) de Ching Siu-tung démontre à quel point ceux-ci ont perduré dans la culture populaire, grâce à leur capacité à réunir l’univers des monstres, les arts martiaux, le mélodrame sentimental et la comédie burlesque. La même année, toujours à Hong Kong, Stanley Kwan emploie lui aussi l’acteur Leslie Cheung pour une histoire de fantômes, celle d’une courtisane des années 1930 qui revient hanter le Hong Kong des années 1980 à la recherche de son amant, avec lequel elle s’est suicidée et qu’elle aime par-delà la mort. Le dialogue de Rouge avec le réel est déjà troublant lorsque l’on sait que ses deux jeunes stars, Anita Mui et Cheung, duo androgyne célèbre pour son alchimie, mourront à peine quinze plus tard, à quelques mois d’intervalle. Mais surtout, la mélancolie profonde qui traverse cette fresque à l’onirisme pictural évoque celle qui hante la ville Hong Kong, tout juste dix ans avant la rétrocession à la Chine, prévue pour 1997. Le regard de la revenante qui contemple les lieux disparus de sa jeunesse convoque ainsi un autre fantôme, culturel et politique cette fois.