À première vue, le menuisier Louis Boudreault, la folkloriste Charlotte Cormier et l’animateur de radio Revon Reed, le premier de Chicoutimi (Québec), la deuxième de Moncton (Nouveau-Brunswick) et le troisième de Mamou (Louisiane), n’ont pas grande chose en commun si ce n’est la langue française et une passion pour la musique dite traditionnelle. Toutefois, qui dit musique traditionnelle dit mémoire, mémoire vivante, mémoire collective. Et c’est là, l’importance de leur présence dans cette série de films, la mémoire des Français d’Amérique étant chancelante et le rêve d’une vie et d’un avenir reliant une diversité de communautés sises aux quatre coins du continent, étant difficile à imaginer.
Michel Bouchard, né et ayant grandi dans le nord de l’Alberta et dont les ancêtres, originaires du Québec et de l’Acadie, sont passés par l’Illinois et le Kansas avant de s’y installer, comprend bien l’ampleur du défi :
Pour bien apprécier la puissance identitaire, le profond sentiment d’être différents, de millions de Nord-Américains de lointaine origine française, il est nécessaire de regarder du côté de leurs traditions orales. Voilà l’originalité et la pertinence de la série Le Son des Français d’Amérique. En mettant en valeur des joueurs de violon, d’accordéon et d’harmonica, des chanteurs, des conteurs, des danseurs de reels, de contre-danses, de gigues et de sets carrés, en les plaçant en contexte – dans des veillées familiales, des camps de bucherons et des champs de coton – Brault et Gladu nous dévoilent une autre manière d’être sur ce continent. Ils nous font connaître des travaillants qui racontent leur quotidien, leurs joies et leurs peines, leurs souvenirs et leurs espoirs. Ce faisant, ces peuples « de l’ombre » font preuve de leur immense résilience, la plupart du temps dans des contextes où l’École et l’État font défaut en termes de reconnaissance culturelle et linguistique.
Les films parlent d’identité, d’identités multiples. Les instruments, les rythmes, les paroles, les visages et l’ambiance en témoignent. Il est question de racines lointaines, de la vie de tous les jours en Amérique, et de la rencontre de peuples d’origines diverses, autrement dit, du métissage culturel et ethnique. Pour ces Français d’Amérique le continent n’a pas de secrets. Ils l’ont parcouru dans tous les sens et à toutes les époques, en faisant fi des frontières politiques et les diktats des gouvernements. De souche française peut-être, mais aussi autochtone, africaine, antillaise, irlandaise, ils ont épousé l’Amérique pour en faire des peuples d’ici et non pas des immigrants venus d’ailleurs, des peuples avec des racines profondes, et une langue et une culture en partage.
Les vingt-sept films donnent un aperçu de l’état d’âme d’autant de communautés francophones. C’est une véritable révélation dans le sens que les films témoignent de l’existence de communautés jusque-là peu ou pas connues du grand public. La série propose en même temps une autre lecture de l’histoire culturelle de ce continent en révélant des gens qui ne figurent pas dans les annales des grands bâtisseurs de l’Amérique contemporaine. Ces hommes et femmes racontent et chantent, la nuit tombée, leur propre aventure au Nouveau Monde.
Neuf-cent mille habitants de la vallée du Saint-Laurent sont partis pour la Nouvelle-Angleterre entre 1840 et 1930. D’autres ont pris le chemin du Pays des Illinois, des Pays-d’en-Haut (Grands Lacs) et d’autres encore ont abouti dans la plaine de l’Ouest canadien. Des milliers d’Acadiens ont été expulsés de leur pays à partir de 1755 pour se réfugier surtout en Louisiane. Cette même Louisiane a accueilli au début du XIXe siècle quelque 10 000 Créoles blancs, Créoles de couleur et Créoles noirs en provenance de Saint-Domingue. Au cours du même siècle, une nation métisse, née de la rencontre entre Canadiens français, Écossais et Autochtones, a pris forme dans l’Ouest canadien. La France a exercé jusqu’à 1904 des droits de pêche et le contrôle exclusif d’une bonne partie de la côte ouest de Terre-Neuve, avec comme conséquence la naissance spontanées de plusieurs communautés francophones sur la péninsule de Port-au-Port. Et l’histoire du peuplement du continent par des francophones ne s’arrête pas là puisqu’ils ont été présents au sein de toutes les frontières économiques – fourrure, bois, mines, agriculture, industrie – qui ont balayé le continent depuis le XVIIe siècle.
Ces migrations sont racontées encore aujourd’hui dans des veillées, des histoires qui puisent dans la mémoire des gens et qui sont dites ou chantées sur fond musical, avec le violon comme instrument d’accompagnement dans la plupart des cas.
Tiens, le violon! Les Acadiens n’ont jamais oublié qu’à l’occasion de leur expulsion de l’Ancienne Acadie en 1755, les militaires britanniques n’ont pas seulement placé les membres d’une même famille sur différents bateaux, mais ils ont également cassé les violons des musiciens… pour que le fil de la mémoire soit brisé à tout jamais. Eh bien, les Acadiens ont appris à turluter pour ne pas oublier les sons et les paroles au cœur de leur identité!
Québec, Acadie, Louisiane constituent les trois foyers de la francophonie continentale, les points d’arrivée en Amérique et les lieux du premier enracinement sont le sujet de 18 des 27 films. Cinq autres mettent en valeur des musiques traditionnelles du Poitou, de la Bretagne et de l’Irlande, autrement dit une partie des racines de la musique d’ici. Et pour terminer cette grande aventure humaine, quatre films portent sur de nouveaux lieux d’appartenance à l’intérieur du continent nord-américain : Vieille Mine, Missouri, où les Canayens-Créoles piochaient le tuf (barite) depuis la première moitié du XVIIIe siècle (C’est pu comme ça anymore), Lowell, Massachussetts, la ville natale de Jack Kerouac (Le p’tit Canada), Saint-Ambroise, Manitoba, un village métis qui se souvient de Louis Riel (Les gens libres), L’Anse-aux-Canards, Terre-Neuve, refuge de déserteurs bretons et français et lieu de rencontre avec des Acadiens « montés » du Cap-Breton.... (Le dernier boutte). Le Son des Français d’Amérique dresse une carte provisoire – parce que toujours à refaire – de la Franco-Amérique. Le Québec, l’Acadie et la Louisiane de Pitou Boudreault, de Charlotte Cormier et de Revon Reed sont des lieux majeurs d’enracinement pour des gens venus d’outre-Atlantique, ceux des habitants. Chacun des foyers a donné naissance, ailleurs sur le continent, à de nombreuses petites patries fondées par ceux qui sont partis; des voyageurs et des aventuriers à la recherche d’un pays neuf.
La série dans son ensemble dresse ainsi la carte d’un continent distinct par sa langue, sa culture, son histoire… et sa vision de l’avenir. Cette carte affiche fièrement sa différence tant par rapport à celle des dirigeants politiques et économiques de l’Anglo-America que par celle des folkloristes, ces derniers s’intéressant trop souvent aux simples survivances culturelles.
Michel Brault et André Gladu ont construit, à partir des lieux de tournage, un univers référentiel, un espace d’appartenance qui, en puisant dans le passé, donne sens au présent et aide à construire l’avenir. Il n’y a pas de différence – ou si peu – entre William Tremblay (Le quêteux Tremblay), Charles Pagé (C’est pu comme ça anymore), Louis Lamirande (Les gens libres), Calvin Carrière (Les Créoles) et Émile Benoît (Le dernier boutte). Instrument de musique, son, parole, regard; tout est commun. Certes, ils partagent tous une certaine marginalité sociale, mais ce qui les réunit est surtout une identité culturelle en partage. Ils sont tous engagés dans la transmission du savoir populaire et le maintien de l’identité et ce, à l’échelle du continent. Cet univers géographique et identitaire est source d’inspiration pour le Québec, l’Acadie et la Louisiane d’aujourd’hui, tout comme le son et les paroles de William Tremblay, de Marjorique Duguay et de Inez Catalon sont adressées à la grande diaspora des Français d’Amérique. C’est ainsi qu’ils répondent d’une seule voix au vœu du Franco-Albertain Michel Bouchard qui fait appel à son histoire, à l’histoire qu’on crée.
Eric Waddell
Professeur associé en géographie à l’Université Laval, Éric Waddell a parcouru la Franco-Amérique de l’Île-à-la-Crosse (Saskatchewan) à Maringouin (Louisiane), et de L’Anse-aux-Canards (Terre-Neuve) à Bourbonnais (Illinois). Auteur de nombreux écrits sur le sujet, il a cherché à donner la parole aux francophones originaires de cette autre Amérique, elle aussi de dimensions continentales.