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La réalité dépasse la fiction : la genèse du Son des Français d’Amérique
Par André Gladu
mars 2023

Affiche pour la deuxième série du Son des Français d'Amérique. Graphisme : Michel Fortier.

Révolution tranquille, révolution culturelle

Dans la foulée de la Révolution tranquille des années 1960 le Québec des années 1970 a été marqué par de profonds changements sociaux et culturels. Ce qui a donné naissance à l’État québécois et aux principales institutions de notre développement, dont la nationalisation de l’hydro-électricité (Hydro Québec) et la création du Ministère des Affaires culturelles.

« La Manic » (extrait), réalisé par Michel Brault, 2003.

Dans ces années-là, je m’intéressais à la musique de blues, de rock’n’roll et de jazz et je n’arrivais pas à comprendre pourquoi notre musique traditionnelle ne reflétait pas notre expérience collective, notre histoire, comme celle des Afro-américains. il faut dire qu’à l’époque les troupes de danses folkloriques et les musiciens qu’on pouvait entendre à la radio ou voir à la télé étaient tous sauf exception, les produits formatés de la censure du clergé catholique ou de l’industrie du tourisme (Veillées du Bon Vieux Temps, Soirées canadiennes, Carnaval de Québec, etc.).

À l’automne '70, j’habitais la ruelle Saint-Christophe à Montréal où plusieurs artistes avaient leur atelier depuis les années '50. À l’époque, je travaillais au Quartier Latin, le journal des étudiants de l’Université de Montréal. J’avais mis sur pied le premier réseau de télévision étudiant : Information étudiante télévisée IETV. Nous avions des unités portatives de SONY-Portapak avec lesquelles nous tournions les actualités étudiantes.

La nuit du 16 octobre 1970, le gouvernement libéral de Pierre Elliott-Trudeau impose la loi des Mesures de guerre au Québec à la suite des enlèvements de deux personnalités publiques par le Front de Libération du Québec. Mesures d’exception qui, pour la première fois au Canada, abolissaient tous les droits civils en période de paix : 12,500 militaires occupent le territoire du Québec, plus de 500 militants de gauche, syndicalistes, partisans de l’indépendance du Québec, artistes, féministes, journalistes sont arrêtés et détenus parfois des mois. Plus de 36,000 perquisitions sont menées.

Octobre 1970 : La Loi sur les mesures de guerre (archives Radio-Canada)

Plusieurs études, recherches et commissions d’enquête démontreront par la suite l’abus de pouvoir du gouvernement Trudeau, véritable coup de force pour intimider la population québécoise devant la montée du Parti québécois de René Lévesque . Une violation flagrante des libertés individuelles et des Droits de l’Homme des Nations Unies, en particulier les droits collectifs à l’autodétermination des peuples et nations. Une répression politique comme on en avait vu à la télé en Amérique latine et qui n’avait pas eu d’équivalent au Québec même sous le régime Duplessis.

Mon loft de la ruelle Saint-Christophe sera fouillé par la police de Montréal et ils emporteront tous mes documents concernant les grèves étudiantes y compris la première version d’un projet pour la radio du Son des Français d’Amérique que je n’ai d’ailleurs jamais récupérée. Pour ceux que les archives intéressent, cette version première est toujours dans les voûtes du quartier général de la police rue Gosford depuis 50 ans. Un cas ou la réalité dépasse la fiction…

Du Reel du pendu au Son des Français d’Amérique

Durant les mois qui suivent et toujours sous le choc, je me suis demandé comment un peuple peut se défendre contre de tels abus de pouvoir. J’en suis arrivé à la conclusion qu’il faut y opposer une forme de résistance, de culture démocratique. Et j’ai compris que tous les peuples à travers le monde accumulent une expérience politique au fil de leur histoire en traversant des périodes parfois glorieuses, parfois honteuses. Finalement, la culture démocratique d’une nation, c’est son expérience historique.

Découvrez une sélection de photographies du film Le Reel du pendu. Collections Cinémathèque québécoise.

Du coup, je me suis demandé pour nous, Québécois, quelle était notre expérience historique sur le continent nord-américain ? J’ai développé un premier projet exploratoire sur le sujet lié à la musique et déposé à l’Office national du film : Le reel du pendu (1972). À l’époque, l’équipe dynamique de la Production française de l’ONF était ouverte à ce genre de projet. Au retour du tournage de 1971, réalisé avec des musiciens traditionnels du Québec, de l’Acadie et de la Louisiane, j’ai saisi tout le potentiel que détenaient ces artistes populaires, souvent anonymes, porteurs de traditions, de récits de vie et d’une parole unique sur le continent. Ils témoignaient d’une culture originale en Amérique. Peu de chercheurs avaient parlé d’eux et personne n’avait montré les liens qui les unissaient. Je découvrais un décalage énorme entre ce que nous avions vécu comme peuples et ce qu’on nous avait raconté. Encore là, j’avais le sentiment que la réalité dépassait la fiction !

C’est ainsi que j’ai eu l’intuition de réaliser une série documentaire sur la musique traditionnelle des cultures francophones d’Amérique en reprenant mon titre de 1970 : Le son des Français d’Amérique. Cette série n’est pas née du mouvement Folk Revival initié aux États-Unis. Elle est née de la nécessité et a profité de l’élan du cinéma direct au Québec qui visait selon ses fondateurs à donner la parole au monde ordinaire sans l’équipement lourd du 35 mm, de la mise en scène et des scénarios, de l’éclairage artificiel et des entrevues préparées. Le cinéma direct tirait sa force de la lumière naturelle, de la caméra légère à l’épaule, du son synchrone et de la mobilité des petites équipes. Grâce au 16 mm, on croyait que la réalité pouvait dépasser la fiction !

Jean Carignan interprète « La Grande Fleur ». Filmé par Pete Seeger à Verdun, Québec, en 1957.

Le Son des Français d'Amérique. De gauche à droite : Claude Beaugrand, Ronald Brault, Michel Brault, André Gladu. Photo: Pierre Leclerc. Collection personnelle d'André Gladu.

Découvrez une sélection de photographies du film Liberty Street Blues. Collections Cinémathèque québécoise.

Jazz et musique traditionnelle

On peu faire un parallèle intéressant entre la naissance du jazz dans le Sud et la veillée de danse au Nord. Il faut se rappeler que le jazz est né à la Nouvelle-Orléans en réponse à l’esclavage et à la ségrégation des Noirs aux États-Unis au tournant du XXe siècle. Une réponse musicale sous la forme de parades de rue qui entraînaient tout le monde. Également une réponse sociale qui donnait la parole aux gens de couleur et une réponse imminemment démocratique, renversant l’ordre établi et contrant la violence de la supériorité raciale. Un espace urbain invitant où les gens de condition modeste de la ville pouvait se rencontrer et créer spontanément une véritable culture du partage : le jazz et le jam session.

Chez nous très peu de chercheurs en ethnologie ont mis en lumière le fait que la plupart des populations francophones en Amérique, comme plusieurs autres minorités, ont été maintenues systématiquement dans un sous-développement économique, culturel et social pendant deux siècles. Interdits de parler ou de travailler dans leur langue, d’avoir accès à l’éducation ou aux services de santé en français, de témoigner de leur histoire sur le continent. Ces cultures se sont rabattues sur leurs traditions orales, qu’on ne pouvait pas leur enlever, pour maintenir une certaine cohésion sociale, une certaine joie de vivre et une capacité d’entraide communautaire.

C’est dans des conditions d’isolement difficiles que nos ancêtres ont créé naturellement un espace social qui faisait toute la différence, la veillée de danse, où conteurs, chanteurs, musiciens, familles, voisinage et voyageurs pouvaient échanger au son du violon. Une forme d’hospitalité qui contredisait les interdits de l’occupant britannique et du clergé. Il faut rappeler que les danses, les chansons grivoises et politiques ont été censurées jusque dans les années 1960 au Québec. Le violoneux en particulier était dénoncé et excommunié par les curés. La veillée apportait une réponse démocratique à un système répressif et discriminatoire de la part des autorités religieuses et politiques. Une création collective qui permettait d’affronter la réalité plutôt que de s’enfoncer dans une fiction imposée qui de toute façon n’allait pas nous profiter…

Lettre de recommandation de Radio-Canada pour la série Le Son des Français d'Amérique. Découvrez d'autres documents sur le développement du projet.

Radio-Canada et le rôle déterminant de Michel Brault

En 1974, René Boissay et Guy Joussemet de la Direction des acquisitions de Radio-Canada ont accepté le projet de série du Son des Français d’Amérique sous condition : me trouver un caméraman ou producteur de renom vu mon manque d’expérience en cinéma. J’ai contacté Michel Brault qui terminait son film sur les évènements d’Octobre 70 Les Ordres (1974). J’avais découvert son formidable travail de caméraman du direct à l’Exposition universelle de 1967 et plus tôt lors de la sortie du film phare Pour la suite du monde (1963) coréalisé avec Pierre Perrault.

Nous nous sommes associés à titre de coréalisateurs et coproducteurs de la série. Nous partagions les mêmes convictions par rapport au cinéma documentaire et par rapport à la question du Québec. Aussi sur l’urgence de recueillir les témoignages de ces chanteurs et musiciens francophones nord-américains, détenteurs de traditions en voie de disparition. Conviction également par rapport à la nécessité de documenter un état des lieux des différentes collectivités parlant français sur le continent dont on ne parlait jamais au Canada.

Une musique vaut parfois mille mots

On s’est lancés dans cette aventure sans appréhension, en acceptant de nous laisser prendre par la réalité des gens. En privilégiant le vécu et la parole de nos interlocuteurs plutôt que de reproduire les représentations rassurantes du passé ou d’imaginer des scénarios-catastrophes. Il en est sorti un son rassembleur, qui est à la fois une mémoire et un espoir pour demain. Une culture riche et vivante à l’échelle du continent et non limitée à son statut provincial. Une réalité qui dépasse « la fiction du plus fort ». Un son que je vous invite à découvrir grâce à la restauration des 27 épisodes et à l’éclairage unique apporté par ce dossier thématique.


Photo : Philippe Krümm

À partir des années 70, André Gladu réalise plusieurs documentaires sur le Québec et les peuples francophones d’Amérique, notamment la série Le son des Français d’Amérique (1974-1980) coréalisé avec Michel Brault. De 1997 à 2002, il est producteur au Studio culture et expérimentation du programme français de l’ONF. Par la suite, il réalise plusieurs longs et courts métrages, toujours dans les chants d'intérêts de la culture traditionnelle musicale ou francophone. En 2015, il reçoit le Prix Hommages de l’Académie Charles-Cros, puis reçoit le Prix du Québec Albert-Tessier pour le cinéma en 2018.