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Au départ, nous autres là... on était trois filles (1973-1980) : deuxième partie
janvier 2024

Comme un désir d’autonomie : s’affranchir des télévisions communautaires

JM : Helen, une chose que tu mentionnes souvent, c’était l’association avec d’autres groupes. On a rapidement parlé qu’il y avait ce besoin de partager les ressources, entre autres les moyens de production, mais comment avez-vous travaillé avec les autres collectifs? Et aussi, à un moment donné, vous avez eu cette volonté de partir et d’être plus autonome, pourquoi?

JF : Il y avait Ciné-Vidéobec, Ciné-Vidéo du Faubourg et Vidéo Femmes. Les trois étaient regroupés pour faire un pool d’équipement. Et de ça est né par la suite La Bande Vidéo. C’est bien expliqué dans le document d’Hélène Roy, le document d’archives que tu nous as fourni ce matin.

JM : Ce que j’ai lu, c’est qu’il y avait l’idée de parler des femmes, de se recentrer, mais il y avait des divergences politiques aussi, puisque les groupes étaient plus marxistes.

JF : Ciné-Vidéobec était plus marxiste. Ciné-Vidéo du Faubourg était plus communautaire.

NG : C’est ça. On a voulu s’affranchir de ces structures-là qu’on trouvait contraignantes. Et on trouvait que c’était plus facile entre filles de s’entendre sur des idées, des projets. On avait plus d’intérêts communs.

HD : Il y avait aussi tout le courant de « Mon corps m’appartient. Mon idée m’appartient aussi ». Sans que ça soit radical. Ça ne l’a jamais été. Presque tous nos chums sont venus nous aider, au fil du temps. Mais, il y avait ce côté-là d’essayer de décider des contenus et de les mener à bien nous autres mêmes.

NG : On avait plus l’idée de fonctionner en collectif. On trouvait que la structure était plus rigide aussi dans ces groupes-là. Il fallait passer devant toutes sortes de comités pour présenter nos projets. Nous, on ne fonctionnait pas comme ça. On se parlait d’une idée, si ça allumait des étincelles chez les autres, on le faisait! C’était plus organique. Plus facile, en fait!

JM : On voit l’idée, dans le texte d’Hélène Roy, que vous étiez une structure qui semblait non hiérarchique et que vous étiez à égalité sur la façon de travailler selon vos intérêts, mais qu’il y avait beaucoup d’entraide.

NG : C’est ça. Moins hiérarchique, effectivement.

LR : Parfois j’allais faire du montage chez Ciné-Vidéobec, dans un sous-sol de la rue du Roy. Eux étaient très, très engagés politiquement. Donc, leur position était très radicale, si j’avais un yogourt de telle marque, une barre de chocolat Caramilk ou Nestlé, c’était boycotté. Il y avait des interdits. Ils étaient très… hum…

Johanne Fournier à la prise de son lors d’un tournage dans les années 1980. Collection personnelle de Johanne Fournier.

Photographie du Portapak Sony AV-3400 issu des collections de la Cinémathèque québécoise (recadrée). ©Technès. CC-BY-SA 4.0.

NG : Rigides!

LR : Rigides, voilà. Comme je n’étais pas vraiment de cette obédience-là, je n’étais pas tout à fait à l’aise d’échanger avec eux. Alors qu’avec la gang de filles de Vidéo Femmes, c’était facile.

JM : Je comprends. À ce moment-là, quand vous vous êtes appropriez la caméra Portapak, c’était bien vos premières expériences avec des technologies légères, n’est-ce pas?

JF : Oui, on a commencé avec des bobines ouvertes noir et blanc.

JM : La durée d’une bande était de 30 minutes, c’est bien cela?

LR : Oui, c’était 30 minutes.

NG : Après 30 minutes, Il fallait arrêter et changer la bobine.

HD : En 16 mm, les bobines font 10 minutes!

JM : Et vous aviez besoin de combien de personnes, disons, pour filmer votre premier film, Philosophie de boudoir?

NG : Ça dépendait de quel projet. Philosophie de boudoir, on l’avait fait en une journée. Il y avait Jean Fiset à la caméra, Helen au son j’imagine, et ma sœur Johanne et moi qui faisions les entrevues.

HD : Souvent nous étions deux. Une à la caméra et une au son. Des fois, trois, c’était du luxe. C’était du grand luxe, trois.

JM : Ce que je remarque aussi, c’est que vous me rappelez souvent que le Portapak vous permettait de capter des événements sur le vif. Il fallait saisir ce qui se passait au moment-même et c’était une nouvelle invention dans le paysage médiatique. Mais l’aspect créatif compte énormément aussi, pour vous. À quel moment avez-vous réfléchi à ces enjeux esthétiques et créatifs dans vos productions? Est-ce que vous vous êtes tout de suite dit : « L’idée, c’est de faire de l’actualité, donc il faut qu’on couvre. Il faut que ça soit disponible »? Ou vous vous êtes dit : « Je suis en train de faire un geste, un acte de création en même temps »?

NG : On parlait de Philosophie de boudoir. Le tournage s'est fait en une journée parce que c’était le Salon de la femme. Mais c’était exceptionnel. Après, les autres films qu’on a faits, c’était lié aux préoccupations de l’époque, mais dans chaque production, il y avait plusieurs tournages. Il y avait des entrevues, des comédiens, des parties scénarisées. Il y avait une recherche, du montage, tout ça. C’était assez construit déjà dans nos premières productions.

HD : Je pense que le film Une nef...et ses sorcières a marqué un tournant.

Manuel d’instruction de la caméra Sony AV-3400. 9 p. Collection Richard Diehl.

« Une nef... et ses sorcières » (1976)

HD : C’est Hélène Roy qui un bon matin nous a dit : « Je viens de rencontrer Luce Guilbeault et Nicole Brossard. Il y a un gros projet qui s’appelle La Nef des sorcières. On va faire une demande au Conseil des arts du Canada pour filmer et documenter ce projet ». La demande a été acceptée, et je pense qu’elle a eu - c’est dans ses papiers - quelque chose comme 10 000$. Et comme tout se passait à Montréal, on s’est associées avec Hélène Bourgault, qui a été un peu notre pivot. Hélène Bourgault avait fait une vidéo sur l’avortement, Partir pour la famille?, qui avait été produite par le Groupe Intervention Vidéo en 1974.

Le processus a duré presque un an avant que la pièce de théâtre ne soit présentée. Hélène Roy nous a appelées, Nicole et moi, à participer au tournage. Nous avons filmé les écrivaines et actrices pendant l’écriture de la pièce, mais aussi pendant les répétitions. La pièce revenait notamment sur une série d’archétypes : l’ouvrière, l’actrice, la femme ménopausée, l’écrivaine, etc. C’est à ce moment-là que nous avons commencé à aborder le documentaire différemment : en innovant à la fois sur le contenu et la forme. Il y avait des questionnements sur l’écriture et l’esthétique de la vidéo : qu’est-ce qu’une écriture féminine, féministe? C’est quoi la parole? Quels sont les sujets tabous?

Extrait : « La video à part et… entière », Helen Doyle, 1998.

Éditomètre du Vidéogaphe. Collection de la Cinémathèque québécoise. 2016.0006.AP.

JM : Il me semble que le travail de production a duré un an et demi avec un total de 52 bobines à l’issue du tournage et deux versions réalisées.

HD : Les deux versions ont été montées au Vidéographe à Montréal, mais aussi à Québec. Vidéo Femmes avait reçu depuis peu de temps de l’équipement de montage, notamment avec un éditomètre, un appareil qui nous permettait de faciliter le montage notamment en faisant des coupes plus précises.

JM : Je voulais aussi vous poser une question à propos d’Hélène Roy. Je suis toujours impressionnée de voir cette femme qui était une mère de famille assez traditionnelle, comme disait sa fille, Nathalie, avec cinq enfants, et qui était capable en parallèle de faire un film comme Une nef… et ses sorcières. Mais ce n’est pas tout, elle avait aussi une grande connaissance du milieu des arts et des artistes engagées comme Luce Guilbeault et Paule Baillargeon. Comment expliquer cela? Comment a-t-elle réussi à mener cette « double vie »?

HD : Double vie! Ha! ha!

NG : Nous, on la connaissait dans sa deuxième vie. On ne la connaissait pas à la maison.

LR : Il faut se rappeler aussi qu’Hélène a fait les Beaux-arts à Montréal. Elle a étudié avec Micheline Beauchemin…

NG : ...et Marcelle Ferron!

LR : Marcelle Ferron! Elle connaissait tout ce monde-là. Elle avait des contacts privilégiés avec des réalisateurs, et des réalisatrices aussi, de d’autres pays et elle avait des liens avec le réseau de création en art au Québec.

Extrait : « Une nef... et ses sorcières », Hélène Roy, 1976

Hélène Roy, Patrice Houx et Lynda Roy à la caméra sur le tournage de Demain la cinquantaine, 1986. Collection personnelle de Lynda Roy.

JM : Je ne savais pas qu’elle avait été formée aux Beaux-arts à Montréal. Ce n’est donc pas étonnant qu’elle soit allée vers Nicole Brossard et Luce Guilbeault pour La Nef des sorcières.

HD : Elle connaissait Louissette Dussault à cause du théâtre pour enfants. Elle connaissait tous les acteurs des émisssions qu’on regardait quand on était petites, de La Boîte à Surprise et La souris verte...

JM : Et elle les invitait chez elle et mêlait quand même sa vie personnelle et sa vie avec Vidéo Femmes.

HD : C’est une pratique qu’elle avait avant, sans nous, qui venait des Beaux-arts.

JM : Tout à fait. Donc, vous étiez sur le tournage d’Une nef... et ses sorcières. C’est quand même un tournage rock 'n' roll parce que je pense que vous n’aviez pas les autorisations de tourner au TNM?

NG : Nous n’avions pas eu l’autorisation de filmer les représentations au TNM pour des raisons syndicales, mais toutes les répétitions, on les a filmées. C’est le gros du tournage, ce qu’on a suivi pendant un an.

HD : On a été acceptées par Jean-Louis Roux, le directeur du théâtre. Il n’y avait pas de problème. Mais quand on était là, on sentait qu’il fallait être comme une mouche au plafond. On était là comme témoin, mais on n’était pas là pour s’en mêler. La discrétion était de mise.

JM : Avez-vous des souvenirs de votre collaboration avec toutes ces actrices et écrivaines pendant les répétitions de la pièce?

NG : C’était Hélène qui prenait les rendez-vous, qui leur parlait. Nous, on était l’équipe derrière. Celles qu’on a connues davantage, c’est parce qu’on a fait d’autres choses avec elles par la suite. Comme toi Helen avec Louisette Dussault pour Chaperons rouges ou avec Pol Pelletier parce que tu as tourné avec elle.

HD : Hélène a continué un peu après les représentations parce qu’elle voulait filmer d’autres séquences pour le montage. Elle s’est retrouvée avec une pile de cassettes. À un moment donné, on a fait : « Hélène, c’est toi qui as initié le projet… Arrange-toi avec le montage! ».

NG : Bonne chance! [rire]

Affiche promouvant la diffusion du film Une nef...et ses sorcières à l’ONF en 1976. Collection de la Cinémathèque québécoise.

Extrait : « Histoire des luttes féministes au Québec », Hélène Roy et Louise Giguère, 1980
Extrait : « Demain la cinquantaine », Hélène Roy, 1986

Nathalie Roy, Nicole Brossard, Julia Minne, Nicole Giguère et Helen Doyle lors de la projection du film Une nef...et ses sorcières en novembre 2022, dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire de Montréal. Photographe : Maryse Boyce.

HD : On l’a un peu abandonnée, mais elle avait la sensibilité, l’intelligence pour le faire seule. La preuve, c’est qu’en voyant la projection en novembre 2022 à la Cinémathèque, je me disais : « Mon Dieu que c’est génial! ».

JF : Quelle intelligence du montage. C’était très moderne!

LR : Le monologue de Luce Guilbeault, c’est extraordinaire!

HD : Elle n’a vraiment pas eu peur. Il y a des audaces au niveau du montage qui parlent de sa culture cinématographique. Elle était toujours en train de pousser les autres, Hélène, mais elle en avait un maudit talent.

JM : Elle n’a pas réalisé beaucoup de films, mais elle avait un sacré talent! Je me rappelle aussi de la production Histoire des luttes féministes au Québec qu’elle a tourné en 1980 avec des historiennes du féminisme comme Michèle Jean. C’est extrêmement précieux aujourd’hui de pouvoir accéder à un documentaire comme celui-ci.

HD : Même pour la vidéo sur la ménopause, Demain la cinquantaine. Qui voulait parler de la ménopause il y a 50 ans? Personne! Et elle, elle avait décidé qu’elle parlerait de ça. Comme Une chambre à soi, une maison bien à nous en référence au livre de Virginia Woolf. C’est quand même assez révélateur, ça aussi.

NG : Des sujets que nous, on n’aurait pas abordés parce que ce n’était pas encore notre réalité!

HD : Elle faisait ses films avec des doutes et c’était compliqué, mais reste qu’en le revoyant, tu te dis : pour l’époque, Mon Dieu!

Documenter les luttes féministes

JM : Parlez-moi de votre expérience en France durant le stage, « Féminismes et communications ». C’était en 1977, il me semble. Dans les films que nous avons numérisés à la Cinémathèque, j’ai retrouvé une archive qui présente le bilan du stage. On voit Michèle Pérusse avec une bouteille de vin à la main qui vous demande : « Alors, c’était comment, le stage en France? ». Et ce qui ressort le plus, c’est cette différence de point de vue sur le féminisme.

JF : C’est clair qu’il y avait un clash entre la théorie et la pratique. C’était très intellectualisé, le féminisme dans tous les groupes qu’on a rencontrés, et à Paris, à Marseille et à Aix-en-Provence. C’était très théorique.

NG : Il faut dire qu’on est allées voir les femmes de La librairie des femmes à Aix et à Paris. C’était plutôt des intellectuelles, et pas un groupe populaire qui faisait de la vidéo communautaire comme nous!

Extrait : « Bilan du stage "Féminismes et communications" », Vidéo Femmes, 1980

Photographie prise pendant le stage « Féminismes et communications », 1977. Collection personnelle de Nicole Giguère.

JF : Effectivement. Aussi, il y avait des groupes vraiment organisés de lesbiennes. Oui, on avait des amies lesbiennes et on en connaissait, mais c’était pas aussi organisé comme ça l’est devenu par la suite au Québec. En France, il y avait des groupes très organisés.

LR : C’était plus dur à Paris que dans le sud de la France. À Marseille et à Aix-en-Provence, c’était plus joyeux. Ça nous ressemblait plus. Alors qu’à Paris, c’était très théorique comme pratique féministe.

JM : Pourtant, on voit dans vos premiers films les effets de cette mobilisation féministe, cela semblait assez organisé.

LR : C’était dans la façon de l’exprimer, je pense. Reprenons la nuit en est un bel exemple. Tout le monde était très mobilisé pour exprimer ce désir de changer les choses. Mais ce n’était pas la même théorisation. Il y avait déjà un certain nombre de livres féministes publiés en France, et il faut le dire, un peu moins, au Québec.

HD : Il y avait le Conseil du statut de la femme qui était consultatif auprès du gouvernement, mais qui n’avait pas de pouvoir. Il existait aussi des regroupements syndicaux comme celui des infirmières ou des enseignantes et tout ça. Ça bougeait de partout. Et plus tard, un groupe de recherches féministes a vu le jour à l’Université Laval. Mais, on ne voulait pas appartenir à ces groupes. On voulait suivre notre vocation et rester libres de créer nos propres images.

LR : Ça ne nous empêchait pas de les côtoyer. On a filmé le groupe qui militait pour les naissances à la maison. On a filmé pour Viol-Secours. On a filmé des groupes comme ça qui militaient, mais on était à côté d’elles. On n’était pas leur porte-étendard, si tu veux. Donc, ça nous différenciait d’elles.

JM : Si je comprends bien, l’idée était de les soutenir et d’apporter une visée plus pédagogique ou vulgarisatrice par rapport au message qui était véhiculé?

Extrait : Bilan du stage « Féminismes et communications », 1980.
Extrait : « Reprenons la nuit! Manifestation du 2 août 1980 » , Louise Giguère, Lynda Roy, 1980

HD : On était au service du film qu’on était en train de faire, de la manière dont on voulait le faire et de la manière dont on voulait le distribuer après. C’est pour ça que je dis qu’on n’était pas militantes. On n’avait pas des démarches de militantes comme certaines Françaises. Quand Nicole Fernandez Ferrer est venue à Montréal en mars 2023, on voyait qu’il y avait à la même époque en France des groupes beaucoup plus structurés, plus militants, avec des objectifs précis. De notre côté, on dansait avec la vie! Je ne peux pas le dire autrement, mais la rigidité nous faisait peur. On tenait à notre liberté, à cette façon un peu anarchique de faire les choses.

JM : Lynda, tu parlais de Reprenons la nuit. Est-ce que tu te rappelles du tournage de cette manifestation? À mon souvenir, il y avait des groupes de musique parallèlement aux revendications.

LR : Oui, des musiciennes ont accompagné l’événement. Mais il faut aussi situer que Reprenons la nuit… Je ne sais pas si la manifestation aurait eu lieu autrement, mais il y a eu juste avant le meurtre de France Lachapelle, qui vivait dans le quartier Saint-Jean-Baptiste. Elle a été violée et assassinée. Moi, j’en ai encore des frissons. C’était épouvantable.Tout de suite après, la manifestation a eu lieu, ça lui a donné une ampleur. Donc, il y avait une force dans le fait d’être là pour les femmes. Mais il y avait une force aussi dans le fait de le filmer pour pouvoir le dire. Le titre le dit bien : Reprenons la nuit. C’est comme si on ne pouvait pas sortir, qu’il y avait un danger. Il fallait toujours se prémunir, faire attention. Le slogan, c’était : « La nuit, les femmes sans peur ». C’est ça que les femmes scandaient dans la rue.

Extrait : « D’un 8 mars à l’autre », Michèle Pérusse et Madeleine Bélanger, 1980

JM : Les Journées de la femme aussi, c’était quand même important pour vous d’être là pendant les 8 mars?

JF : Oui, et ça, c’était plus les années du Centre Vidéo populaire de la Rive-Sud où il fallait documenter ce genre de choses-là. C’est important d’avoir un portrait de ça. Moi, j’en ai fait deux. Mais une année après, Michèle Pérusse et Madeleine Bélanger en ont fait un à Vidéo Femmes aussi.

NG : Ce qu’on a fait pendant plusieurs années à Video Femmes. Nous avons réalisé dans ce cadre, D’un 8 mars à l’autre. C’était un document qu’on présentait dans notre festival pour montrer ce qui s’était passé dans les groupes féministes durant l’année.

JM : Oui, et ça montre bien qu’au niveau politique, il y a eu un mélange avec les luttes des travailleurs. Les femmes en faisaient partie. Et après, il y a eu une volonté des femmes de s’émanciper et de parler de leurs propres luttes.

JF : On assistait à des tables rondes autour de la condition des femmes, c’était passionnant. C’est une bataille de plusieurs années. Les luttes de femmes… c’est un sujet sans fin!

Créer notre propre réseau de diffusion

JM : Ce fameux stage vous a permis ensuite de faire d’autres collaborations avec le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir et le Festival International de Films de femmes de Créteil?

HD : Tout ça, c’est encore parti d’Hélène Roy, qui connaissait Delphine Seyrig qui était une amie de Luce Guilbeault. Je me souviens d’être allée avec Hélène Roy rencontrer Delphine et Carole. Il y avait déjà des productions. On voulait déjà qu’il y ait des échanges. Notre problème, c’était qu’on se promenait entre des systèmes de NTSC et PAL.

NG : Ce n’était pas les mêmes formats!

HD : Les deux formats vidéos n’étaient pas compatibles. Alors, c’était plus facile d’envoyer un document à Vancouver, à New York...

Jackie Buet (directrice du festival) et Lynda Roy lors du Festival International de Films de Femmes de Créteil dans les années 90. Collection personnelle de Lynda Roy.

Nicole Giguère en France, 1977.

NG : ...et même au Japon...

HD : ...que de l’envoyer à Paris ou de l’envoyer à Londres, parce qu’il y avait cette conversion qui nous empêchait. C’est comme ça que quand j’ai fait Chaperons rouges, Hélène Bourgault et moi, on a décidé de faire gonfler le film en 16 mm pour qu’il puisse se promener, pour qu’il puisse circuler, parce que c’était la seule « recette » possible. Les contacts et les échanges se faisaient pareil. On voyait les films de Carole et Delphine plutôt dans les festivals parce qu’on arrivait, par le Consulat de France, à avoir un équipement pour la diffusion. Mais après la diffusion, l’équipement repartait et c’était fini.

JM : Par rapport à la diffusion, vous vous installiez,à l’époque dans des cafés et dans les festivals aussi. C’était de cette manière-là que vous diffusiez vos films?

Michèle Pérusse, Nicole Giguère et Madeleine Bélanger en France, 1977. Collection de la Cinémathèque québécoise. 2023.0037.PH.09.

NG : Dans les années 70, il n’y avait pas de salles de cinéma qui étaient équipées pour projeter de la vidéo. Même à la Cinémathèque, ça a été beaucoup plus tard. C’était comme ça ailleurs aussi. Quand on présentait les vidéos, c’était souvent sur des moniteurs télé. À Créteil, on parlait des premiers liens avec la France. La première fois que je suis allée à Créteil, c’était en 80. On présentait nos productions dans une salle à part sur des moniteurs parce qu’ils ne pouvaient pas présenter nos vidéos sur grand écran. On avait quand même du monde qui venait, c’était assez couru, mais on était toujours à part.

LR : C’est venu plus tard. C’est venu dans les années 80 quand il y a eu vraiment des projecteurs qui pouvaient aller dans un amphithéâtre et projeter les vidéos sur l’écran.

JM : Comment vous faisiez quand il y a eu le festival et que vous vouliez projeter vos films? Vous les diffusiez comment?

JF : Sur des moniteurs.

NG : Il y avait des films aussi qu’on diffusait.

HD : À Québec, il y avait une salle de l’ONF et on faisait des ententes avec eux pour faire des diffusions pendant le festival. Il y avait double présentation, des œuvres sur moniteurs et d’autres sur écran. Je me souviens de La femme de l’hôtel de Léa Pool et de La cuisine rouge de Paule Baillargeon.

JM : J’ai du mal à réaliser. On ne peut pas être nombreux autour d’un moniteur.

Paule Barllargeon sur le tournage du film, La femme de l’hôtel de Léa Pool, 1983. Photographe : Martine Waltzer. Collection de la Cinémathèque québécoise. 1995.1196.PH.01.

Johanne Fournier et Nicole Giguère devant une installation lors de La Video Fameuse Fête en 1984. Collection personnelle de Nicole Giguère.

NG : Il y avait plusieurs moniteurs.

LR : Il y en avait des plus grands aussi. Je me souviens que j’ai hérité d’un espèce de moniteur énorme qui était…

HD : Un monstre!

LR : Vraiment un monstre. On n’était pas capables de le bouger tellement il était lourd. Mais c’était l’équivalent d’un bon 40, 50 pouces. Il était plus grand que les autres. À un moment, plus personne ne le voulait et c’est moi qui en ai hérité!

JF : C’était des salles d’à peu près 30, 40 personnes. Les gens étaient habitués à regarder des petites télés. Ça se faisait, ça marchait et les gens écoutaient.

HD : Oui, oui. Et aussi dans les festivals ou les moments de diffusion un peu plus fancy, des fois, il y avait quatre, cinq télévisions d’un bon format. Donc, c’était pas ton petit téléviseur chez toi.

LR : Je pense qu’on oublie que d’avoir une diffusion dans un local avec un moniteur, déjà, c’était quelque chose de spécial. Je ne sais pas si ça vous est déjà arrivé d’aller dans un pays où les gens ne sont pas habitués de voir des téléviseurs. Il y a un téléviseur qui n’est pas grand du tout et il y a 100 personnes en arrière qui l’écoutent même s’ils voient à peine! C’est que l’occasion est unique de voir ça. Tu mets plus d'importance même si l’écran est petit. On avait peut-être un autre genre de relation ou d’exigence par rapport à l’écran.

JM : Oui, ça, c’est sûr.

HD : Et il y avait des gens liés aux films, aux vidéos qu’on présentait. Ça marche encore pour le documentaire. Si tu es là et que tu présentes ton film, ça a beaucoup plus d’impact que si tu le laisses aller tout seul.

Louise Giguère et Nicole Giguère représentent Vidéo Femmes au Japon dans les années 1980. Collection de la Cinémathèque québécoise. 2023.0035.PH.46.

« Chaperons Rouges » (1979)

Affiche du film Chaperons rouges d'Helen Doyle et Hélène Bourgault (1979). Collection de la Cinémathèque québécoise. 1998.0225.AF.

JM : Qu’est-ce qui a suivi après Une nef… et ses sorcières?

HD : Pour ma part, j’ai réalisé Chaperons rouges avec Hélène Bourgault. Nicole est venue nous prêter main-forte à plusieurs reprises d’ailleurs. Je demeurais souvent chez Hélène Bourgault à Montréal quand on tournait Une nef..et ses sorcières. À un moment donné, elle m’a dit : « J’ai un projet sur la tendresse. Ça te tentes-tu? ». J’ai dit : « Pourquoi pas! ». Et on ne s’est même pas posé la question si on allait tourner à Montréal ou à Québec, ni l’une ni l’autre, on n'avait pas de voiture! Mais c’était : « oui, on va essayer » . On a commencé à travailler là-dessus. Je ne sais plus comment, mais on s’est retrouvées à faire un film sur le viol.

JM : Ce que tu m’as dit, c’est qu’en discutant avec plusieurs personnes, vous vous êtes rendues compte que les témoignages ont rapidement dérivé sur des récits de viol.

HD : Quand on a commençé les entretiens avec nos amies, on s’est apperçu qu’elles nous racontaient des histoires dont personne ne parlait à l’époque. On n’était pas encore à l’époque #MeToo. Pas du tout. C’était tabou, tabou, tabou. C’était comme chuchoté.

NG : On ne parlait pas du viol à la télévision. Jeannette Bertrand n’avait pas encore commencé ses émissions comme L’amour avec un grand A ou Jeannette veut savoir. Le film a beaucoup circulé. C’est à cette même période qu’Anne Claire Poirier réalise Mourir à tue-tête (1979) à l'ONF.

HD : Hélène et moi-même avons réellement questionné la forme de ce film. Comment filmer les témoignages sur le viol ? Nous avons reçu une bourse de 5000 $ du Conseil des arts du Canada pour le réaliser. La production du film a duré environ un an et demi. Nous avons réalisé la vidéo seulement toutes les deux sans équipe de tournage. Nous étions au courant du tournage d’Anne Claire Poirier parce que nous connaissions des personnes qui travaillaient sur le film. Comme nous n’avions pas de moyens pour réaliser Chaperons rouges, une réflexion formelle a pris une place d’autant plus importante pour savoir comment tourner en vidéo un sujet aussi sensible. Le résultat est assez hybride, artisanal et très féministe.

JM : Il faut souligner les performances de Christiane Viens dans le film. Quel a été l’impact de Chaperons Rouges au niveau de sa diffusion ?

HD : À l’époque, Pierre Falardeau et Julien Poulin avaient fait un gonflage de leur film Le Magra en 16 mm à l’Office national du film pour une diffusion à la Cinémathèque québécoise. Du côté de Vidéo Femmes, c’est le Festival International de Films de Femmes de Créteil qui a demandé une copie de Chaperons Rouges pour le diffuser. C’est grâce à Falardeau et Poulin que nous avons pu transférer le film à Challenge for Change, un programme de production de films engagés par l’ONF. Ces derniers ont bien voulu nous aider, ce qui a donné une grande visibilité au film. Hélène Bourgault est partie avec la copie 16 mm en France pour la projeter plus largement dans les festivals et autres organismes. Il a aussi été diffusé à La Rochelle, en Italie et à Amsterdam.

Extrait : « Chaperons rouges », Hélène Bourgault et Helen Doyle, 1979

Hélène Bourgault pendant le tournage de Chaperons rouges, 1979. Collection personnelle d’Helen Doyle.

Christiane Viens sur le tournage de Chaperons rouges, 1979. Photographe : Helen Doyle. Collections de la Cinémathèque québécoise. 1995.0736.PH.03.

Se frayer un chemin entre la vidéo et le cinéma

JM : Helen, tu t’intéressais aux liens entre la création et folie. C’est un sujet que tu as beaucoup traité dans les années 70-80.

HD : C’est comme une chaîne. C’est difficile à expliquer. Tu es entraînée d’un sujet à l’autre. C’est comme toute l’histoire de Vidéo Femmes.

JF : C’est comme une séquence. Une longue séquence. Helen continue avec Les maux/mots du silence. Toutes les choses s'enchaînent. C’est quand même assez fabuleux! On approfondissait toujours quelque chose.

HD : Des fois, c’était le sujet. Des fois, c’était la forme. Des fois, c’était les deux. C’est difficile à dire parce que ça s’est fait tellement naturellement. C’est pas comme toi, tu es en train d’écrire une thèse. Il faut que tu fasses un plan. Il faut que tu remettes tes travaux à une certaine date. On n’était pas du tout dans ces contraintes-là.

JM : Oui, il y avait plus une place à l’organicité.

HD : Quelque chose d’instinctif.

JM : Ce qui m’intéresse aussi, c’est ta réflexion sur la création. L’aspect formel dans tes films est très important. Je voulais savoir comment tu as travaillé sur Chaperons rouges avec cet aspect formel qui traitait aussi du viol ; un sujet qui touche aux traumatismes et à la violence.

HD : Je pense que c’est vrai pour toutes les filles de Vidéo Femmes. On avait deux modèles : les films de l’ONF, sans beaucoup de réprésentations de femmes, et les émissions de Radio-Canada, Femmes d’aujourd’hui, etc.

Affiche de promotion du film Les maux/mots du silence, Helen Doyle, 1983. Collection personnelle d’Helen Doyle.

Helen Doyle et Christiane Viens lors de la projection du film Chaperons rouges aux Rencontres Internationales du Documentaire de Montréal en novembre 2022. Photographe : Maryse Boyce.

L’ONF, c’était le dernier bastion jésuite, comme disaient les filles là-bas. Donc, on avait un modèle de création qui était une vision masculine avec beaucoup de moyens. Et puis, il y avait Femmes d’aujourd’hui, c’était une émission de télévision avec des entrevues et des talks shows sur des gens qui venaient parler de nous sur des problématiques féminines, féministes. Je pense que le fait qu’on ait eu ces contacts grâce à Hélène Roy, avec des documentaires, des films qui se faisaient partout, les films de fiction, les festivals, ça débloquait l’horizon. C’est pour ça que je parle de liberté. Il y a un style ONF à cette époque-là, qui est le cinéma direct, qui est très beau! Le cinéma de Michel Brault, Pierre Perrault, etc. Mais la place des femmes là-dedans? Il faut voir le film d’Anne Claire Poirier qui s’appelle Il y a longtemps que je t’aime où elle est allée chercher les images de femmes dans les films de l’ONF… My god! Je me souviens, quand j’ai commencé à travailler avec Hélène Roy, on s’est dit : « Non, on ne fait pas comme à l’ONF ou à Radio-Canada ». C’était clair, ça. Donc, tout était à inventer. Le côté hybride a vite pris le dessus.

NG : Moi, je trouve ça difficile quand Julia nous pose toutes sortes de questions comme ça. C’était pas planifié, c’était pas théorisé. En tout cas, pour ma part, les réalisations que j’ai faites, c’est parce que je m’intéressais à un sujet : « Ok! Qu’est-ce qu’il y a à dire là-dessus? ». On faisait une recherche. Mais ça ne venait pas d’une réflexion théorique...

LR : On a eu des beaux exemples à travers les productions qu’on présentait, à travers le théâtre, comme Une nef... et ses sorcières, qui avait un processus et qui arrivait à quelque chose de différent. Mais le moteur, c’était d’apprendre. C’était de donner la parole. C’était d’être autrement.

JM : Oui, et c’est sûr qu’en regardant le Festival des films de femmes, ça a dû vous inspirer pour vos créations, c’est-à-dire d’aller chercher une inventivité formelle au-delà même de ce qui vous, vous intéressait. On va toujours chercher des influences quelque part…

HD : Déjà, les films de Varda, c’était explosif.

JF : C’était une terre vierge. Il n’y avait pas tant de films faits par des femmes à l’époque, et on pouvait aller dans tous les sens. Et le fait qu’on était avec la vidéo, qu’on n’avait pas des bobines de 10 minutes qui coûtaient cher. On pouvait tourner plus longtemps, on pouvait expérimenter. « Est-ce qu’on l’essaie comme ça? Oui et on verra au montage! ». On ne s’est pas privées.

Extrait : « Si on est ensemble : 8 mars Journée internationale des femmes », Johanne Fournier et Lynda Roy, 1979

Christiane Viens lors du tournage de* Chaperons rouges* (1979). Collection personnelle d’Helen Doyle.

JM : C’est sûr. Et le côté hybride, je pense que la vidéo permettait ça. Cette exploration, de prendre son temps, comme tu disais, Johanne, pour expérimenter.

HD : Même le documentaire du cinéma direct, c’est une école. C’est une école de notre cinéma à nous qui a voyagé partout à travers le monde. Tu dis : « je fais du cinéma » et tout le monde te parle du cinéma direct tout de suite. Dans le milieu du cinéma, les gens te parlent du cinéma direct. Mais moi, je ne fais pas partie de cette pratique-là. C’était clair que je ne voulais pas faire ça. Même si c’est remarquable, tu sais!

JM : Oui. Et ça se sent dans Chaperons rouges. Le fait qu’il y ait des performances qui soient intégrées…

HD : C’était au fur et à mesure. Comme disait Johanne, c’était « Ok, on essaie ? Si ça ne marche pas, on va le mettre dans la poubelle et personne ne va le voir ». Ou même au montage, on essayait des choses et on se disait : « Ah, ça marche ! ». Il a fallu qu’on soit ingénieuses. Notre cinéma national est ingénieux. Nous autres, on avait encore moins de moyens, donc peut-être une plus grande marge d’ingéniosité à trouver.

NG : Pas de moyens et pas de modèles!

JF : Et aussi, pas d’école! Très peu d’entre nous ont fait des écoles de cinéma.

NG : Pas nous, en tout cas. Pas celles du début.

JF : Ça a contribué à une grande liberté. J’ai l’impression des fois que nos expérimentations viennent plus de la littérature, que de certaines audaces de cinéma qu’on ignorait complètement et qu’on a découvert à travers des festivals. Nicole a fait beaucoup de choses avec la musique par la suite. Donc c’est la musique qui a aidé à déployer des formes. Il y a toutes sortes de mélanges.

JM : J’ai l’impression que comme il n’y avait pas d’école de la vidéo stricte au début, cela permettait plus d’inventivité.

HD : Comme on était boudées, des fois, c’était frustrant, mais je me demande si ça ne nous a pas donné encore plus de liberté! On n’avait pas de compte à rendre. Personne ne venait nous dire qu’on était correctes ou pas correctes. Nous, on était contentes, il y avait du public. Il y avait du monde qui venait voir nos vidéos, qui discutaient avec nous autres.

NG : Et des regards de cinéastes ou de critiques de cinéma sur nous autres, il n’y en a pas eu beaucoup!

JM : C’était surtout les journaux?

HD : Quand on faisait un festival, c’était Le Soleil et Le Journal de Québec. À part de ça, c’était un article dans La Gazette des Femmes du Conseil du statut de la femme ou de La vie en rose. Mais c’était à peu près les seuls articles un peu plus fouillés, il n’y avait personne qui jetait vraiment de regard sur ce qu’on faisait. Nous, on continuait.

Johanne Fournier au son sur le tournage de On fait toutes du showbusiness de Nicole Giguère, 1983. Collection personnelle de Johanne Fournier.

Hubert Sabino-Brunette, Julia Minne, Nicole Brossard, Helen Doyle et Nathalie Roy lors de la projection du film Une nef... et ses sorcières aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal en novembre 2022. Photographe : Maryse Boyce.

JM : Vous avez donné des entrevues à Copie Zéro, au fur et à mesure des années 70, 80, et vous disiez quand même que c’était difficile de ne pas être reconnues par le milieu du cinéma.

NG : Par la suite, mais pas au départ. Dans les années 70, on s’en foutait pas mal. Peut-être après, quand on a commencé à faire des œuvres plus complètes et plus complexes, on aurait aimé qu’il y ait une plus grande diffusion et une plus grande reconnaissance, mais je pense qu’au début, on était dans l’action, ça ne nous préoccupait pas.

JF : La vidéo ne faisait pas partie des Rendez-vous du cinéma québécois, on était à Québec et on était des femmes, alors tout était là pour qu’on n’existe pas.

HD : Pour la Cinémathèque, il faut le dire, on n’existait pas non plus.

JF : Ça prenait Julia, une Française, pour nous découvrir!