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Table des matières
Une caméra à soi, un collectif bien à nous (1980 à 1988) : deuxième partie
janvier 2024

Briser les tabous!

Affiche du film Comme jeunesse se passe, Michèle Pérusse, 1983.

JM : Nous avons déjà parlé de Tous les jours, tous les jours, tous les jours, de C’est pas le pays des merveilles et Les mots / maux du silence, mais, il y a aussi d’autres films qui vont s’ajouter, on pourrait parler du film de Michèle Pérusse Comme jeunesse se passe!.

NG : C’est moi qui faisais la caméra. Je me souviens d'un défi à un moment donné : il y avait un couple de jeunes, la fille était noire et le gars était très blond et très blanc. C’était un petit défi technique pour nous au niveau de l’éclairage pour bien les voir tous les deux. Je me souviens aussi qu’on venait juste d’avoir la caméra ¾ pouces U-matic, on la découvrait et on avait remarqué qu’en plein tournage, quand on pesait sur stop, ça faisait toutes sortes de couleurs avant de s’éteindre. On a donc utilisé ces « effets spéciaux » dans quelques séquences! C’était de l’expérimentation technique, on en faisait pas mal tout le temps, à chaque nouvelle caméra. Ça doit être Michèle qui l’a monté aussi, je n’ai pas de souvenirs du montage, c’est dommage qu’elle ne soit plus là pour en parler!

JM : J’étais contente de le voir, encore une fois ça touchait à un sujet tabou : la sexualité chez les jeunes sans détour. On sent aussi qu’il y a une parole qui se libère et j’ai été touchée de voir que l’homosexualité est abordée. On ne voit pas les visages pour des questions d’anonymat, mais on sent comment la prise de parole pouvait s’avérer une responsabilité importante pour les personnes concernées.

NR : À cette époque-là, parler de sexualité de façon aussi ouverte, c’était quand même quelque chose. Pour moi, c’était nouveau des jeunes qui disaient qu’ils commençaient leurs relations sexuelles vers l’âge de douze ans.

Contenant du film Comme jeunesse se passe! de Michèle Pérusse, 1983. Collection de la Cinémathèque québécoise. ID161883.

JF : Et c’est Nicole qui faisait la caméra sur ce film-là aussi, t’as fait la caméra sur beaucoup de productions, Nicole.

JM : Sinon, à cette même période, vous réalisez des films comme Poing final qui aborde un autre sujet tabou à l’époque : la violence conjugale. Johanne et Nicole, vous voulez peut-être revenir sur la création du film?

JF : Dans Poing final, c’est Pierrette Robitaille qui faisait notre personnage principal fictif. Ce n’est pas un procédé éminemment original, mais c’était une journaliste qui faisait une enquête dans les milieux pour savoir quels étaient les services, les problématiques des femmes violentées, tout ça. Pierrette était à la fois comédienne, mais elle posait aussi les questions aux autres intervenants, pour elle c’était un peu inconfortable, mais elle avait aimé ce procédé-là.

NG : Des questions qu’on lui avait préparées.

Johanne Fournier et Nicole Giguère à la caméra sur le tournage de Poing Final, 1983. Collection personnelle de Johanne Fournier.

Extrait : « Comme jeunesse se passe », Michèle Pérusse, 1983
Extrait : « Poing final », Johanne Fournier et Nicole Giguère, 1983

NG : Oui! Je me souviens plus précisément d’une entrevue avec un policier de Lévis qui disait que les femmes victimes de violence retournaient souvent avec leur mari et concluait qu’elles aimaient ça! Il avait tenu un discours comme ça dans son auto de police. C’était en 1983.

JF : Durant toute cette époque-là des années 1980, je suis la seule qui avait une enfant, Catherine. Dans Poing final, elle avait sept ans. Au cours d’une séquence de repas, elle devait dire : « Pourquoi il y a des hommes qui battent leur femme ? ». On tournait le soir, il restait beaucoup de plans à faire et Catherine n’a pas voulu dire ça. Il a fallu une longue négociation pour que finalement elle dise : « Pourquoi il y a des hommes qui font mal à leur femme? ». Catherine a aussi joué dans C'est une bonne journée, Le sourire d’une parfumeuse et dans le clip Je voudrais voir la mer. Elle a fait de la technique. Il y a d'ailleurs une belle photo sur le tournage de On fait toutes du Show Business où c’est Nicole qui filme, on est dans le Vieux-Port à Québec, on tourne un spectacle de Chantal Beaupré et c’est Catherine qui tient la perche.

Catherine Vidal sur le tournage de Poing Final de Johanne Fournier et Nicole Giguère, 1983. Collection personnelle de Johanne Fournier.

Nicole Giguère (à la caméra) et Catherine Vidal (au son) lors d’un concert de Chantal Beaupré pour le film On fait toutes du show-business, Nicole Giguère, 1984. Collection personnelle de Nicole Giguère.

JM : La vie rock’n roll d’une maman cinéaste!

JF : Oui, c’était des années rock’n roll! Mais Catherine se souvient de toutes les filles de Vidéo Femmes, elle les appelait et les appelle encore ses tantes. Catherine qui dort sur le divan chez Nicole à Saint-Nicolas pendant qu’on fait une réunion, Catherine au Festival des filles des vues; elle est devenue documentariste et elle travaille en télé et en audio depuis ce temps, c’est dire que tout ça, ses présences sur les plateaux, l’ont marquée!

JM : Je reviens au sujet plus grave de Poing final; un sujet qui est toujours d’actualité d’ailleurs, les féminicides, on en parle beaucoup actuellement et justement, à cette époque-là, j’aimerais savoir comment vous avez préparé ce film-là, comment était l’expérience de travailler avec des femmes battues, comment as-tu travaillé cette expérimentation de fiction à l’écriture, Johanne?

JF : On s’est vraiment collées aux groupes qui travaillaient avec des femmes victimes de violence, on a beaucoup écouté, posé beaucoup de questions et on a scénarisé, déterminé qui seraient les intervenants, dont le policier mentionné par Nicole. On voulait qu’il y ait aussi des hommes, on voulait faire ressortir les préjugés et donner la parole à des femmes qui étaient dans cette dynamique infernale. Comme pour les autres films, on y est allées avec le plus de délicatesse possible. Poing final a beaucoup circulé, c’est un sujet qui est encore tellement actuel. Le mot féminicide n’existait pas à ce moment-là.

NR : Et je peux renchérir là-dessus, effectivement le film répondait à un besoin au niveau de la diffusion et de la distribution. C’était vraiment un outil d’intervention. Et j’ai toujours trouvé le titre percutant.

Développement du secteur de la distribution

Johanne Fournier, Lynda Roy, Nicole Giguère, Louise Giguère et Nathalie Roy (de gauche à droite) sur le tournage d’Histoire infâme, Nicole Giguère, 1987. Collection de la Cinémathèque québécoise. 2023.0032.PH.18.

JM : En plus de ces premières productions, votre réseau de distribution était en plein essor, on en a un peu parlé, comment avez-vous développé ce secteur?

LR : Avant l’arrivée de Lucie et un peu plus tard de Nathalie, chaque membre du collectif mettait la main à la pâte à tour de rôle pour répondre aux appels, faire les réservations, prévoir les copies, faire les envois, organiser des diffusions. Mais pour nous, membres de Vidéo Femmes depuis les débuts, ce qu’on voulait faire, c’était de la production! Faire la recherche, scénariser, réaliser, filmer, faire du son et du montage. Bref, on avait besoin de renfort.

LG : Moi, j'étais la petite nouvelle en 1980. On m’avait dit en rentrant : « personne ne veut s’occuper de la distribution, alors si tu viens travailler ici, tu ne feras pas de montage ou de caméra, tu ne deviendras pas réalisatrice non plus. On veut quelqu’un pour la distribution ».

NG : « On a déjà assez de monde qui veulent être réalisatrices, là on veut quelqu’un à la distribution » .

LG : C’était clair aussi à l’arrivée de Danièle Martineau, la comptable, qui racontait : « les filles m’ont dit : tu ne deviendras pas réalisatrice ici, on a besoin d’une comptable ».

NR : Ça va dans le même sens pour moi. Mon rôle était de faire la permanence. C'était le titre que j’avais. C'est-à-dire que je devais répondre au téléphone. Je disais : « Vidéo Femmes, bonjour! ». Cela partait du désir d’avoir une personne attitrée à la distribution pour libérer un peu les autres filles, mais c’était vraiment un travail d’équipe.

JM : Tu es arrivée en quelle année, Nathalie?

NR : À l’automne 81.

Extrait : « Six femmes à leur place », Louise Giguère et Louise Lemay, 1981

Répertoire de Vidéo Femmes datant de 1981. Collection de la Cinémathèque québécoise.

LG : Moi, ça faisait environ un an que j’étais là. Quand je suis arrivée, il n’y avait même pas de papier à lettres à en-tête « Vidéo Femmes ». Ça faisait deux ans que je travaillais parallèlement à temps partiel à I’Institut Canadien. Comme on le sait, la bibliothèque, c’est vraiment très ordonné. J’ai apporté une certaine méthodologie. À Vidéo Femmes, j’étais à l’accueil des gens qui appelaient pour réserver des vidéos. Il y avait un cahier pour la personne qui prenait les appels et quand on partait, la suivante prenait le relais un peu comme aux urgences à l’hôpital. On lisait ce qui était arrivé l’heure précédente avant de commencer. Ça téléphonait beaucoup, ça marchait fort, Vidéo Femmes.

NR : Aussi, les visionnements sur place ont été très populaires. Il y avait des groupes qui venaient dans nos locaux!

JM : Nathalie me disait par téléphone, l’autre jour, que l’ambiance au sein du collectif était très conviviale, et que vous étiez très soudées les unes aux autres. Comment ça se passait le quotidien toutes ensemble? Comment vous choisissiez vos projets? Ça se faisait spontanément ou vous répondiez à des appels d’offres?

JF : À cette époque la vidéo, les films aussi, servaient beaucoup d’instruments de mobilisation, de discussion, d’animation dans les groupes populaires, les écoles, les universités, les groupes de femmes, les syndicats, même dans les ministères. C’était vraiment un outil d’intervention extrêmement important. Les gens se réunissaient, regardaient le film et des discussions animées suivaient la projection. C’était à la grandeur de la province et à l’extérieur du Québec, dans les communautés francophones. Il y avait vraiment un besoin par rapport à la parole féministe et tous les enjeux concernant les femmes. Nos sujets, souvent on les initiait, mais parfois Nathalie et les permanentes à la distribution recevaient des demandes : « Avez-vous un vidéo là-dessus ? ». On regardait qui pouvait le faire et comment on pouvait le financer.

NR : On était dans une période où ça explosait partout, et on était là au bon endroit et au bon moment pour répondre à cette demande. Le harcèlement sexuel, ça touchait tout le monde, ça touchait toutes les sphères de la société, les gens utilisaient Tous les jours, tous les jours, tous les jours pour amorcer une discussion sociale. Six femmes à leur place a été produit aussi parce qu’on voyait qu’il y avait une demande par rapport aux métiers non traditionnels pour les femmes. J’ai trouvé qu'une des forces de Vidéo Femmes, c’était d’être connecté avec le milieu et de répondre à des besoins.

HD : Je crois que ce qui a contribué à nous faire connaître, c’est la création de nos catalogues. Au début, c’était seulement un petit feuillet qu’on distribuait, mais à un moment donné, on a ajouté les films qui venaient du GIV et d’ailleurs et on a fait un premier répertoire au début des années 80 qu’on offrait lors de nos évènements.

NR : On avait aussi des fiches techniques qu’on faisait pour chaque film avec le résumé, le générique et quelquefois un guide d’animation.

JF : Nous avons édité des répertoires tous les quatre-cinq ans environ. Il y a en a eu un en 81, c’est le premier gros catalogue et un autre en 84 et 89 puis un autre dans les années 90. Plus tard, il y a eu le site web. Les répertoires présentaient les productions, mais aussi l’historique et les évolutions de Vidéo Femmes. J’en parle parce que c’est moi qui ai fait quasiment tous ces textes-là qui réitéraient notre engagement à la fois dans la production et la diffusion, tout en partageant notre ferveur toujours constante dans ces années-là.

Cassette (sous-master) Betacam du film Six Femmes à leur place, Louise Giguère et Louise Lemay, 1981. Collection de la Cinémathèque québécoise.

Répertoire de Vidéo Femmes datant de 1984. Collection de la Cinémathèque québécoise.

JM : Vous étiez plusieurs à concevoir les répertoires ou tu étais seule à t’en occuper, Johanne?

JF : Un comité s’occupait des répertoires. Il y avait une partie beaucoup plus technique : recenser les films, regrouper les photos, les durées, les résumés, avec ce qu’on avait en distribution. Il y avait d’autres œuvres aussi réalisées par des femmes à la grandeur du Québec et d’ailleurs dans le monde aussi. On invitait des réalisatrices à présenter des films dans notre festival et quand on trouvait que la production était pertinente pour notre réseau, on la prenait en distribution et on faisait des versions françaises quand il le fallait. L’inverse était aussi possible dans d’autres parties du monde. Certains de nos films aussi ont été acquis et traduits ailleurs.

NR : Un des moments forts en distribution, c’était le 8 mars. Une importante période pour nous. Je me vois encore avec plein d’enveloppes, on faisait des envois, des copies, vraiment beaucoup. Ça aussi fait partie des éléments qui nous ont fait connaître. Tout le monde faisait des choses pendant cette semaine-là, et on était là pour répondre à la demande du mieux qu’on pouvait. C’était bouillonnant partout, autant au niveau des groupes communautaires que des institutions! D’ailleurs, au niveau des tarifs de location, on avait un tarif pour les groupes communautaires de 35 dollars, et le double à 70 dollars pour les institutions, qui avaient de meilleurs budgets.

JF : Les copies se faisaient par deux ou trois à la fois. On faisait des sous-master pour ne pas que la bande maîtresse s’use. Après tant de copies, ce sous-master-là, fallait le remplacer parce qu’il était usé vu qu’il avait servi à faire 100 copies. Il y avait une espèce de système extrêmement artisanal qui prenait beaucoup, beaucoup de temps. On se disait : «Bon, tu viens de partir une copie? ». On regarde l’heure : « Faudrait venir voir dans une heure ». « Ah ! La copie est finie, faudrait en mettre une autre ».

LG : Ou : « Je ne peux pas faire des copies, on a besoin de la salle de montage et la salle est prise jusqu’à 5h ou 8h ce soir, mais, on a besoin de copies ». « Ok, on les fera pendant la nuit ».

LB : Il fallait aussi dérouler nos masters pour ne pas que les bandes collent. À un moment donné, je me suis ramassée avec une pile de cassettes et tout ce que je faisais c’était rewind, rewind l’autre bord, parce qu'autrement les bandes se seraient détériorées!

HD : Avec les bobines ouvertes, notre gros souci, c’était qu’il ne fallait pas que ça fasse des spaghettis. On faisait très attention à ce que ça ne n’arrive pas, mais ça pouvait quand même se produire sur les tables de montage ou pendant le tournage, parce que si la bobine se déstabilisait, ça se mettait à tourbillonner et là, on se ramassait avec un tas de spaghettis comme on l’appelait. La bobine devenait inutilisable et à ce moment-là, tout ce qu’on avait tourné ou monté était perdu.

Du noir et blanc à la couleur

Lynda Roy et Louise Giguère (de gauche à droite) sur le tournage de Tous les jours, tous les jours, tous les jours, Johanne Fournier et Nicole Giguère, 1982. Collection personnelle de Nicole Giguère.

JM : J’aimerais maintenant discuter avec vous des questions liées aux évolutions technologiques de la vidéo parce que c’est évident que pour nous aujourd’hui, cela peut sembler abstrait. Je sais que cette période marque un changement, je pense notamment à l’arrivée de la couleur dans vos films. Est-ce que vous avez des souvenirs de ça ? Vous me parliez du versant de la distribution, mais au niveau de la production, qu’est-ce que vous aviez comme matériel à l’époque?

JF : C’est sur la production de Tous les jours, tous les jours, tous les jours, qu’on a fait la transition de la bobine noir et blanc vers la cassette couleur. Si on exclut C’est pas le pays des merveilles qui a été tourné en 16 mm.

NG : Pendant une bonne partie des années 80, on filmait et montait en ¾ de pouce avec des grosses cassettes. J’en ai encore des caisses et des caisses de grosses cassettes de mes réalisations. Les cassettes de tournage, c’était des bobines 20 minutes et puis les masters, c’était 60 minutes. Les boîtes de cassettes prenaient beaucoup de place et il fallait en plus les changer toutes les 20 minutes. On les recyclait et les réutilisait souvent parce que ça coûtait cher. On gardait les principales bandes de tournage, mais on en recyclait souvent aussi. Pendant cette période, je ne me souviens pas être passée à la caméra Betacam. Je me souviens des Betacam quand j’étais à Montréal en télé, mais je ne me souviens pas d’avoir travaillé avec ce genre de matériel à Vidéo Femmes. Donc on est resté au ¾, certainement jusqu'au milieu des années 80...

JF : Pour le montage, on faisait des copies de toutes les cassettes de tournage pour s’en servir pour faire les prémontages. On notait les timecodes puis on faisait une feuille de route de montage. Après, quand on allait en montage final, on se servait des originaux. Il y avait des piles et des piles de cassettes dans la salle de montage!

JM : Au niveau du tournage, je voulais savoir combien vous deviez être pour faire un film, entre le son, la caméra, etc.?

JF : Généralement, il y avait la réalisatrice, la directrice photo, l’assistante qui faisait aussi l’éclairage. Il y avait une preneuse de son. Généralement, on était au moins 4. Puis souvent, il y avait des stagiaires avec nous, donc 5. C’était quand même des équipes assez consistantes.

NG : Ça dépendait des productions. Pour On fait toutes du show business, on était juste 3 : Lynda à la caméra, Johanne au son, et moi qui faisais les entrevues, et aussi la deuxième caméra quand on filmait les spectacles. Mais, pour le clip Je voudrais voir la mer et pour Histoire Infâme, nos collaborateurs Alain Dupras et Pierre Pelletier faisaient partie de l’équipe. Ils nous ont suivies sur plusieurs productions.

Nicole Giguère en salle de montage dans les années 1980. Collection personnelle de Nicole Giguère.

Lynda Roy, Lise Bonenfant et Louise Giguère (de gauche à droite) à l’Experimental Television Center, Owego, NY.

JM : Comment avez-vous appris à faire du montage? Avez-vous reçu de l’aide pour monter vos propres films?

NG : Non, on n'a jamais reçu d’aide pour ça.

JF : On a appris. Je ne sais pas comment c’est venu. Probablement en regardant beaucoup de films.

NG : Johanne a fait beaucoup de montages, moi j’en ai fait aussi. Lise, t’en as fait aussi? Helen Doyle, Hélène Roy, Michèle Pérusse aussi. On en a toutes fait. Mais on a toutes appris par nous-mêmes.

JM : Et vous deviez être plusieurs pour monter? Ça ressemblait à quoi? C’était apparemment aussi très difficile, est-ce qu’il vous fallait couper les bandes manuellement?

NG : Non, en vidéo, on transférait, on ne coupait pas. C’était du montage non linéaire.

JM : Le montage non linéaire, ça ressemblait à quoi?

JF : En gros, on ne pouvait pas remplacer une image par une autre ni faire d’insertion. C’était comme écrire à la main. Il fallait tout refaire depuis le début pour n’importe quel changement. C’était long, terriblement long. Mais on ne le savait pas que c’était long, on le faisait, c’est tout.

D’abord créatrices !

JM : Au-delà du milieu communautaire et du milieu du cinéma, vous étiez très en lien avec le milieu féministe, comme le magazine La Vie en rose ou les Folles Alliées. Avez-vous d’autres souvenirs de collaborations avec d’autres groupes féministes? Ou d’artistes engagé.e.s?

HD : Plusieurs groupes de Québec faisaient appel à nous pour diffuser nos films ou nous demander de venir faire de l’animation. Il y avait aussi des universitaires qui faisaient des recherches sur le féminisme, mais ce n’était pas vraiment notre public. Par exemple, le Conseil du statut de la femme avec le Ministère de la santé avaient sorti l’étude sur le nombre épouvantable d’électrochocs que les femmes avaient subis, comment elles étaient médicamentées davantage que les hommes. Ça nous a servi pour notre recherche, mais on n'a pas interrogé ces femmes-là, on est allées sur le terrain voir les femmes qui avaient subi les traitements psychiatriques.

NG : Pour renchérir là-dessus, je m’en suis aussi rendu compte parce qu’on a eu une discussion la semaine dernière avec des Françaises – Jacquie Buet du Festival International de Films de Femmes de Créteil et Nicole Fernandez Ferrer du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir – pour comparer nos méthodes. Ça m’a fait réaliser que de notre côté, nos productions ne venaient pas d’une démarche « intellectuelle » au départ. C’était plus organique, et tout ça se développait un peu comme on l’a exprimé, en fonction des sujets. Soit parce qu’il y avait une occasion, parce qu'une fille avait une idée, parce qu’on avait une demande au niveau de la distribution... Au début j’ai travaillé avec Helen, puis après ça avec Johanne selon les disponibilités, les intérêts. Lise et Louise ont beaucoup travaillé ensemble.

Couveture du quatrième numéro du magazine féministe, La Vie en rose. Décembre 1980. ©CDÉACF, Bibliothèque virtuelle, 2008.

La troupe de théâtre Folles Alliées : Agnès Maltais, Christine Boilat, Lucie Godbout, Jocelyn Corbeil et Hélène Bernier (de gauche à droite) lors d’une représentation dans les années 1980. Collection personnelle de Nicole Giguère.

JM : Est-ce que à l’époque, est-ce que vous vous considériez « féministes »?

NG : Peut-être pas dans les débuts. Je pense que nos premiers catalogues n’utilisaient pas le mot « féministe ». On parlait plutôt de vidéos faits par des femmes, pour les femmes.

ST : Si je peux me permettre, ça ne veut pas dire qu’on n’était pas choquées de la même façon que les personnes qui se revendiquaient féministes. On était féministes dans le sens où on voulait un salaire égal pour le même travail. Mais avec Lucie Godbout, je me souviens très bien qu’on partageait ça, on ne comprenait pas que les femmes ne puissent pas aller dans les tavernes. On ne comprenait pas quand un homme disait qu’une femme était moins intelligente que lui. On avait exactement toutes les mêmes pensées féministes, on les a encore.

LG : On était moins dans la théorie. On se considérait avant tout comme des créatrices qui avaient le droit d’aborder n’importe quel sujet. C’est sûr qu’on était féministes, mais je pense qu’on ne se le disait pas ouvertement au début.

LB : À cette époque-là, il y avait aussi des féministes plus radicales qui pouvaient trouver que nous ne l’étions pas suffisamment. On avançait au milieu de tout ça. Selon les points de vue, on n’était pas assez radicales, ou bien on l’était trop. Comme maintenant, en fait.

JF : Dans le répertoire 1984, il y avait le mot « féministe ». Ça disait (en lisant) : « Vidéo Femmes a le plaisir de vous offrir son nouveau répertoire dans lequel vous trouverez informations et références sur une grande partie des films et vidéos produit au Québec, dans le sillon du mouvement féministe ».

JM : C’est intéressant parce qu'évidemment, avec le recul, j’ai trouvé beaucoup d’archives où il y avait le mot « féministe » alors, dans ma tête, je me disais que vous étiez un collectif féministe, mais ça ne va pas forcément de soi si je comprends bien? Existait-il des désaccords à ce sujet dans le groupe?

NG : On était d’abord des créatrices, pas un groupe de militantes. On documentait les groupes militants, leurs actions... On était d’abord des réalisatrices. Après ça, il y a eu la distribution et les festivals, parce que on avait des films à distribuer et à diffuser, mais on était d’abord ça : une équipe qui voulait produire et réaliser des vidéos!

LR : Je suis d’accord, je suis convaincue que nous étions féministes, mais que si on le déclamait trop fort, nous serions identifiées comme militantes radicales qui devaient servir la cause. Pas que ce n’était pas nécessaire, mais ce qu’on voulait surtout affirmer c’était notre liberté d’être créatrice et la liberté de faire notre chemin en production et réalisation. Nous voulions décider pour nous-mêmes de notre destin.

Lise Bonenfant, Louise Giguère et Pierre Pelletier (de gauche à droite) sur le tournage de C’est pas parce que c’est un château qu’on est des princesses, Lise Bonenfant et Louise Giguère, 1983. Collection personnelle de Nicole Giguère.

Image de l'article « Vidéo Femmes » par Michèle Pérusse, dans OSE, octobre-novembre 1980.

Article sur les 25 ans de Vidéo Femmes. Desautels, Vincent. « L’impact de Vidéo Femmes », Le Devoir, 3 octobre 1998, p. B8.

JF : À l’origine, il n'y avait aucune place pour les femmes dans les métiers du cinéma. C’était des milieux complètement clos, complètement fermés. Alors c’est la force des choses qui a créé les premières rencontres, les premiers films, puis développé Vidéo Femmes par la suite.

LG : Dans le théâtre aussi il n’y avait pas beaucoup de place pour les femmes, à part les jeunes premières. Nous, les Folles Alliées, on cherchait des metteuses en scène. On est allé chercher Pierrette Robitaille, mais c’était sa première mise en scène. Quand on arrivait quelque part pendant les tournées, on nous demandait : « C’est qui le gars du son ? ». « C’est Christine ». « C’est qui le gars des décors? ». « C’est Geneviève ». Ils étaient habitués que ce soit des gars qui s’occupent de l’éclairage, des décors, de l’orchestre. Et nous, on tenait à donner du travail à des filles uniquement. Les guitaristes, les bassistes, les guitares électriques : c’était des femmes. À la batterie, c’était des femmes. On avait des femmes à tous les postes, c’était très, très important. Ça aussi, c’était très féministe.

NG : C’est sûr. Tout ça est un peu flou dans ma tête, mais est-ce que vous vous souvenez qu’on ait déjà discuté de ça dans une réunion de Vidéo Femmes? Est-ce qu'on se demandait s’il fallait affirmer qu’on est féministes, ou est-ce qu’on se disait féministes entre nous? Je ne me souviens pas qu’on ait parlé de ça.

LG : Je dirais que dans les années 1980, les Folles Alliées et Vidéo Femmes, c’était du féminisme incarné.

NR : Je pense que tu mets bien le doigt dessus sur la question du militantisme. Je suis vraiment d’accord, et c’est comme ça que je l’ai perçu pendant les 5 ans où j’étais à Vidéo Femmes : c’était d’abord un collectif de créatrices. Pour moi, ce qui a été aussi fondateur, c’était que tout soit mené par des femmes, mais aussi l'aspect collectif. Réussir à travailler sur un même pied d’égalité en se distribuant les tâches selon les qualités ou les aptitudes des personnes. Ça a été vraiment fondateur et je n’ai jamais retrouvé ça ailleurs. Vidéo Femmes était vraiment un laboratoire incroyable où tout était à inventer, où tout était à faire, et tout se faisait de façon harmonieuse. Parce qu'on n’était pas dans une rivalité ou une quête de pouvoir. C’était vraiment toujours de la création.

Comme j’étais plus jeune que vous autres, je vous observais au début de votre trentaine. Je n’en revenais pas de pouvoir évoluer dans ce cadre. Vous étiez vraiment là à un moment très important, où beaucoup de choses changeaient. Vous faisiez partie de ça, et j’ai assisté à cette évolution.

Répertoire de Vidéo Femmes datant de 1989, p. 11. Collection personnelle de Nicole Giguère.

Nicole Giguère, Hélène Bernier, Lucie Godbout, Jocelyne Corbeil, Christine Boilat, Agnès Maltais et Pascale Gagnon (de gauche à droite, de haut en bas) dans les années 1980. Collection personnelle de Nicole Giguère.

JM : Et aviez-vous des liens avec des artistes-groupes-féministes anglophones? Vous avez largement abordé dans vos productions une certaine culture francophone du Québec des années 70 et plus, mais avez-vous eu des liens avec la culture anglophone?

JF : On avait des liens avec V-tape de Toronto, avec Women in Focus de Vancouver, avec le Studio D anglais de l’ONF, en particulier Dorothy Todd Hénaut. On a présenté les films de Bonnie Sherr Klein donc oui, on avait une ouverture certaine avec toute la production des femmes.

NG : C’est sûr qu’on présentait les films le plus possible en version française. Les vidéos qu’on trouvait à New York n’avaient pas de version française, mais les films de l’ONF en avaient. Parce qu’à Québec, tout est beaucoup plus francophone qu’à Montréal, et notre public n’était pas du tout anglophone. Certaines œuvres japonaises avaient été traduites davantage en anglais qu’en français. Ça pouvait arriver qu’on présente des œuvres en anglais, mais la plupart du temps, c’était en français.

JM : Je vous pose cette question puisqu’on était dans ces années plus engagées, indépendantistes. Est-ce que vous aviez des affinités politiques avec ces groupes-là? Est-ce que vous étiez positionnées par rapport à ça?

NG : Personnellement oui, je pense que chacune l’était, mais pas en tant que groupe. On ne se mêlait pas de politique, notre engagement était plutôt envers les enjeux sociaux.

LR : Je pense qu’on était plus féministes que nationalistes.

Article : « Vidéo Femmes et le G.I.V. : l’émergence de nouvelles pratiques engagées », Brigitte Filion dans* Le cinéma québécois des années 80*, Montréal, Cinémathèque québécoise / Musée du Cinéma, 1989, p. 86-96.

JM : Vous avez travaillé avec des femmes issues de milieux sociaux complètement différents. Comment établissiez-vous le premier contact? Comment ça se passait sur le tournage et au moment de la diffusion?

LB : Je me souviens qu’avec Johanne, on a fait un film sur l’alcoolisme, La soif de l’oubli. Une femme témoignait et disait qu’elle avait fait une tentative de suicide. Après, elle m’a téléphoné : « Lise, je ne veux pas que ça soit dans le documentaire, parce que mon fils le sait même pas ». Alors on l’a enlevé. C’était comme ça. J’ai fait des films sur la prostitution et j’ai passé des nuits dans une piquerie à observer. On passait énormément de temps avec les gens et on construisait une relation de confiance. C’était à eux qu’on montrait en premier notre film, et si jamais il y avait quelque chose qui n'allait pas, on l’enlevait.

JF : Et aussi, on ne les laissait pas tomber après. Il y a des personnages de nos films avec qui je suis encore en contact aujourd’hui. Parce que c’était des gens qui confiaient des moments de leurs vies absolument cruciaux. On faisait la démonstration des choses par les témoignages, sans faire intervenir des « expert.e.s ». C’était les premières fois que des femmes prenaient la parole sur des choses extrêmement intimes. Alors on essayait d’être là, d’être présentes, avant, pendant et après.

HD : On touchait des sujets très graves, mais il y avait une sorte de bonne humeur malgré tout. À cause des Folles Alliées, mais aussi dans l’équipe, il y avait une sorte d’humour constant. Je pense à la chanson « Aujourd’hui c’est le 8 mars, tu m’as quittée pour une plus radicale ». Et une chanson comme ça, ça nous faisait mourir de rire.

LG : Jocelyne Corbeil était délinquante. Elle aimait tout ce qui était hors normes. Elle avait vécu des choses traumatisantes et elle voulait vivre une liberté totale, surtout dans l’écriture. Ça a donné les paroles de cette chanson. « Je suis seule et c’est le 8 mars, j’ai la pancarte délaissée, (…) radi, radi, radicale ». On se tordait de rire, c’est sûr!

HD : Il y avait tout ce côté où on riait beaucoup de nous, de nos aventures, de nos mésaventures, nos histoires avec nos chums, avec nos blondes. Quand on dit qu’on n'était pas des intellectuelles ou des universitaires, c’est aussi parce qu’il y avait toute cette camaraderie, cette taquinerie. On a appris aussi à rire de nos failles. Sans ça, on aurait été tristes toute l’année! Je pense que ça nous a beaucoup aidé.

L'équipe de Vidéo Femmes lors de la célébration des dix ans du collectif. Lise Bonenfant, Lynda Roy, Hélène Roy, Johanne Fournier, Nathalie Roy, Louise Giguère et Nicole Giguère (de gauche à droite). Collection personnelle de Lynda Roy.

JM : Vous dites que « vous n’étiez pas universitaires, etc. ». Mais si les universitaires s’y intéressent autant, c’est que vous avez couvert beaucoup de sujets avec de vraies recherches derrière. Il y avait vraiment beaucoup de travail en profondeur qui, aujourd’hui, est vraiment précieux. Donc pour moi, c’est presque aussi un travail de recherche quelque part et de création, bien sûr. C’est ça qui est important, mais il y a quand même tous ces sujets qu'aujourd’hui en tant que jeune génération on n'a pas d’images de ça, on ne sait pas à quoi ça ressemblait. On a aujourd’hui la situation, on peut prendre beaucoup plus d’images avec nos téléphones, mais on n'avait pas d’idée de comment ça se passait à l’époque. Puis vous avez quand même fait un sacré travail en couvrant autant de sujets à la fois et de permettre justement qu'aujourd’hui, on ait accès à tout ça.

NR : Même le film Une nef...et ses sorcières, une production de 1977, circule encore. Hélène reçoit encore des droits d’auteur parce qu’elle a été diffusée encore récemment je pense. C’est à cause de toi, Julia?

JM : Oui, c’est parce que je l’avais diffusé sur Tënk. Mais oui, c’est souvent à cause de moi! [rire]