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Les filles des vues font du cinéma ! (1989-1993)
janvier 2024

Dans les années 90, la Mondiale de films et vidéos de Québec, évènement majeur de calibre international, présente deux éditions. Plusieurs productions marquantes sont réalisées au cours de cette période. Des tournées québécoises et européennes font connaître les réalisations de Vidéo Femmes. L’exode d’une partie de l’équipe initiale vers Montréal mène à l’arrivée de nouvelles femmes qui donnent un nouvel élan à l’organisme. Entretiens menés avec Johanne Fournier, Lynda Roy, Lise Bonenfant et Ginette Gosselin.

Un nouveau départ pour le collectif

Extrait : « Les dames aux caméras », Stella Goulet, 1994

Julia Minne : J’ai retrouvé des archives et articles sur la période après le départ de plusieurs réalisatrices de Vidéo Femmes vers Montréal. Pouvez-vous présenter un portrait du collectif à partir de 89, après avoir fêté vos quinze ans?

Johanne Fournier : Après la fin du Festival des filles des vues en 88, on s’est consacrées à la production de la série Vidéotour, une série initiée par Télé-Québec pour mettre en valeur les maisons de productions régionales, une compétition, sur des thèmes imposés. Nous représentions la région de Québec. Nicole et Lise se partageaient la réalisation. Moi j’en ai scénarisé et monté plusieurs. À ce moment-là, à Québec, il restait dans le noyau initial : Lynda, Hélène, Lise et moi. Ginette Gosselin arrive peu de temps après et prend en charge la coordination de la distribution avec Francine Plante. Danielle Martineau était à la comptabilité de la production et de la distribution et c’est Lyne L'Italien qui prendra la relève après son départ. Quelques autres font de brefs passages dans l’équipe comme Agnès Maltais et Céline Marcotte. Dans cette période, on déménage sur la rue du Roi, dans un quartier populaire, près du Mail Saint-Roch.

JM : Toi, Ginette, comment as-tu rencontré les filles de Vidéo Femmes? Qu’est-ce que tu faisais avant?

Ginette Gosselin : Moi, j’étais infirmière. Je travaillais dans une salle d’urgence, et c’est Helen Doyle qui a donné mon nom à Lise et Nicole que j’ai rencontrées rapidement. Helen Doyle m’avait dit : « Ça serait peut-être une job pour toi ». Quand je suis arrivée, l’ambiance collective était moins présente, je pense. Les filles faisaient leurs projets chacune de leur côté. Moi, il a fallu que j’apprenne tout ça. Ce n’était pas mon monde. Et aller chercher de l’argent au fonctionnement, ça a toujours été compliqué. Après, nous avons structuré davantage le collectif autour de la distribution, de la production et des tournées en région et à l’international. Hélène Roy a créé un nouveau festival de son côté, avec Nicole Bonenfant : la Mondiale de films et vidéos. On faisait des demandes de subvention sans arrêt. Je me souviens que la première rencontre que j’avais eue avec Nicole, la première chose qu’elle m’a montrée, c’était comment remplir un rapport de subvention pour la DGEA (Direction Générale de l’Éducation aux Adultes). Alors, je me souviens avoir fait du copier-coller avec du scotch tape et des petits papiers d’une copie de l’année précédente.

Ginette Gosselin dans Les dames aux caméras (Stella Goulet, 1993).

Sur le tournage de La dernière valse pour Vidéotour à la fin des années 1980. (de gauche à droite) Lynda Roy, Louis Ruelland, Johanne Giguère, Yves Saint-Jean, Johanne Fournier, puis, en bas, Lise Bonenfant et Nicole Lafresnaye. Collection personnelle de Johanne Fournier.

JF : Il faut aussi dire que quand on est arrivées sur la rue du Roi, les locaux étaient séparés. La distribution avait deux pièces et la production avait une grande salle. Le festival organisé par Hélène Roy, La Mondiale, a possédé, plus tard, son propre local. Les salles de montage étaient plus loin. Alors physiquement, on n’était plus dans le même espace ouvert. Après la fin du Festival des filles des vues en 1988 et les départs successifs de nos collaboratrices vers Montréal, nous avons vécu une sorte de désorganisation, on est toutes un peu parties de notre côté, tout en restant très proches. Mais à partir de 91-92, on a senti un vent de renouveau pour un certain nombre d’années, jusqu’en 95. Lise et moi, on a cherché le financement pour faire La soif de l’oubli. Un peu après, le Conseil des Atikamekw et des Montagnais m’a approchée pour faire Montagnaises de parole et par la suite, Ceux qui restent.

Lise Bonenfant : Moi, j’ai fait Toujours vivantes. Le film a beaucoup marché parce que c’était sur la violence faite aux femmes. Tu te souviens, Ginette? C’était un succès.

GG : Oui, vraiment, c’était de belles années pour la distribution, avec les fiches techniques qu’on a développées. Je me souviens qu’avec Francine, on préparait des piles de cassettes qui partaient. Il n’y avait pas encore de productions télés à caractère social comme Parler pour parler de Janette Bertrand à Télé-Québec. Nos productions roulaient beaucoup. On faisait de l’envoi et des inscriptions à des festivals. La distribution a tenu le fort pendant un certain temps, parce que c’est par cette voie qu’on se finançait.

JM : Lise, je rebondis juste sur une citation que j’ai retrouvée dans les archives, tu disais : « Il y a plusieurs réalisatrices qui sont parties vers Montréal. Ça a créé un premier trou. Celles qui sont restées, on est restées par choix, parce qu’on aime la ville de Québec. On est bien ici et on ne voulait pas être dans la grosse jungle de Montréal. C’était donc un choix de rester ici, mais on s’est retrouvées moins nombreuses. On a tout de même continué à rouler ».

LB : C’est la vérité!

Sur le tournage de Drôles de moineaux. De gauche à droite, à l’avant, Lise Bonenfant et Johanne Fournier, à l’arrière, Michel Dussault, Mario Paré et Normand Guay.

Affiche de promotion du festival La Mondiale de films et vidéos de Québec. Collection personnelle de Johanne Fournier.

JM : Pourquoi ce choix de rester puisque les autres sont parties? Vous me parliez du financement, que ce n’était pas facile. Qu’est-ce que ça représentait, à ce moment-là, de rester à Québec et de faire des films?

JF : Comme on a abandonné le festival, il y avait une source d’entrée d’argent qui servait à payer les salaires de certaines d’entre nous qui n’était plus là. Alors, il y avait un trou dans les finances. Lise, Lynda et moi, on s’est mises à prendre des contrats à l’extérieur de Video Femmes. J’ai fait la brochure des 25 ans du Grand Théâtre de Québec, j’ai écrit aussi un livre pour le Musée du Québec et travaillé en publicité. Il faut dire aussi qu’à partir de ces années-là, au niveau des institutions, les formulaires se sont mis à se compliquer et les exigences, à se démultiplier. Ce n’était rien comparé à ce que c’est devenu aujourd’hui, mais ça commençait. Nous avons assisté à un certain nombre de consultations pour discuter de l’avenir du cinéma en région. On a participé beaucoup à ce genre d'affaires-là. On y croyait.

Lynda Roy : De mon côté, comme je ne réalisais plus vraiment, mes revenus se sont amoindris. Les projets de soutien d’emplois qu’on avait auparavant n’étaient plus vraiment là. Alors j’ai coordonné les arts de la rue au Festival d’été de Québec jusqu’en 98. Donc, durant les mois d’été, je n’étais plus à Vidéo Femmes. J’ai fait tous les événements culturels de Québec : Carnaval de Québec, Carrefour international de théâtre, Fêtes de la Nouvelle-France, Festival de cinéma des 3 Amériques... J’ai continué avec La Mondiale pour aider Hélène qui organisait des événements ponctuels sur des personnalités comme Herménégilde et Richard Lavoie, « 60 ans de cinéma à Québec »; une rencontre cinématographique sur toi Lise, intitulée « Une dame aux cameras»; une autre sur Nicole Giguère et Helen Doyle. Je me souviens aussi de l’événement « Créer sans compromis », un débat-rencontre avec projections et discussions avec les cinéastes Paule Baillargeon, Catherine Martin et Léa Pool.

LB : Hélène a organisé un bel hommage au musée, magnifique. Fragments de génie, j’étais dans la programmation. C’était tellement bien fait! Ces événements-là remplissaient les salles.

LR : Elle se servait de la structure du festival pour réaliser ces événements.

JF : Il y a eu beaucoup d’activités de diffusion qu’on avait pas le temps de faire quand on portait le festival. Au Grand Théâtre de Québec, en 1989, on a participé à « Le Grand Théâtre aux créatrices », j’avais donné une conférence sur mon métier. Des événements dédiés aux femmes dans ces années-là, dans les grandes institutions culturelles, c’était nouveau. Il y avait plusieurs choses qui se retrouvaient à Montréal aussi. On disait que, oui, ça a créé un vide quand les filles sont parties, mais leur présence à Montréal faisait que c’était plus simple d’y organiser des lancements.

Consolidation de la distribution

JM : Pour que je comprenne bien le contexte dans lequel tu es arrivée, Ginette, comment as-tu repris le secteur de la distribution? Comment as-tu réussi à consolider les activités de la structure ainsi que le financement?

GG : Moi, je suis arrivée en 89, je dirais, comme un cheveu sur la soupe. Comme je n’étais pas du tout destinée à cela, j’ai tenté ma chance. J’ai décidé que j’allais faire un saut dans le vide. Je pense que j’ai surtout apporté le côté cartésien afin de nous maintenir la tête hors de l’eau. Tout ceci aux côtés de Line qui gérait les finances, la planification et les factures. Dire : « ça, on peut l’attribuer aux réalisatrices. Ça, on va faire une activité qui va compter dans trois rapports... ». Apprendre les langages : le langage de la Condition féminine, le langage du Conseil des arts, le langage de la ville de Québec, le langage de la SODEC. C’était complètement différent.

JM : Étant donné que le milieu du cinéma n’était pas très ouvert à la vidéo, c’était comment de travailler avec le festival, les Rendez-Vous du cinéma québécois pour la diffusion? Est-ce qu’ils étaient assez ouverts à ce que vous puissiez diffuser des choses comme vous le souhaitiez?

L'équipe de distribution de Vidéo Femmes en 1989. Nicole Bonenfant, Clorinda Stanziani, Danièle Martineau et Monique Nolin (de gauche à droite). Image tirée du Répertoire de film Vidéo Femmes de 1989. Collection de la Cinémathèque québécoise.

Document de promotion pour les célébrations du 20e anniversaire du Festival international de films de femmes de Créteil. Collection de la Cinémathèque québécoise. 2021.0864.56.AR.01.

GG : Oui, c’était les années où les Rendez-vous du cinéma québécois avait ouvert une section vidéo. Moi, j’ai participé plusieurs années au montage de la programmation. Notre nom était mentionné régulièrement. C’était l’époque de Michel Coulombe. On se réunissait au Cinéma Parallèle de façon générale. Il y avait aussi un membre du Vidéographe et du Groupe d’intervention vidéo. On pouvait y trouver différents genres comme la fiction, le documentaire et la video d’art.

J’allais à Montréal une fois par semaine pour différentes raisons : des rencontres avec le Conseil des arts du Canada, par exemple, pour nous garder en vue avec tout ce monde-là. Dans ces années-là, il y avait peu de choses à Québec au niveau de la production, à part Spirafilm et nous. J’étais membre du Conseil de la culture de la région de Québec avec les tables de danse, les tables de théâtre, et tout ça. C’était morose comme ambiance. Il n’y avait pas tant de salles de diffusion à Québec. Ça fermait. Nous, on était beaucoup aidées par le Musée de la civilisation. Après, on a vécu une relance au niveau de la vie culturelle. Il y a eu un changement de cap à partir de 95 et même 98.

Aussi, nous avons organisé beaucoup de tournées en région. Pratiquement chaque année avec « Condition féminine Canada ». T’en souviens-tu, Johanne, on était allées les rencontrer, et ils nous avaient demandé d’écrire un texte sur « qu’est-ce que le féminisme? ». Je me souviens de tournées à Sept-Îles, de tournées en Gaspésie avec toi, Lise. On en a fait! On était là avec nos vidéos qu’on diffusait sur des grosses télévisions dans toutes sortes de salles. On recevait des confidences de la part des personnes qui participaient aux films, c’était impressionnant. Surtout avec les vidéos sur la violence. Des fois, on en avait des frissons...

LB : C’était très riche. On est allées aussi sur la Côte-Nord, dans les communautés autochtones.

GG : En Outaouais, à Trois-Rivières. On en a fait de la route dans les années 90!

LR : À l’international aussi. À la fin des années 80, c’était très important, avec le Festival de films de femmes de Créteil…

Produire d’autres images

JM : Je vais passer du côté de la production, notamment avec un film très important dans votre filmographie qui est Le sida au féminin.

LB : J’ai tourné avec Marie Fortin. C’était mon amie, on voulait travailler ensemble. Les médias commencaient tout juste à discuter du fait que les femmes aussi attrapaient le sida. Moi, c’était la première fois que j’abordais la mort. Tu sais, dire à quelqu’un : « As-tu peur de mourir? ». J’allais en pré-entrevue pour voir si je pouvais aller aussi loin que ça. J’ai passé beaucoup de temps avec ces femmes. Arrivées à la fin du tournage, on avait de la misère à mettre des images sur les témoignages. Je me suis dit : « On n’en met pas ». On a décidé de faire une vidéo extrêmement sobre, mais avec une musique magnifique de Sylvie Tremblay. Ce film-là a tellement marché, hein, Ginette?

GG : Ah oui! On l’a vendu un peu partout.

Lise Bonenfant et Marie Fortin pendant le montage du film Le sida au féminin, 1989. Collection personnelle de Lise Bonenfant.

Extrait : « Le sida au féminin », Lise Bonenfant et Marie Fortin, 1989

LB : Deux fois à l'émission Le Point. On ne s’attendait pas à ça. Une bel article a été publié dans La Presse par Nathalie Petrowski. Quand tu vois son nom, tu as envie de te cacher en dessous du lit! Les gens appréciaient la sobriété du film avec la musique. Et Sylvie à la fin : « Amour, garde-moi forte pour la vie ». Tout le monde se met à pleurer. C’est encore beau, cette phrase-là. On avait des ovations à chaque fois qu’on le présentait.

GG : Et les femmes se reconnaissaient aussi.

LB : Il y en avait une, la première, qui avait fréquenté un chum toxicomane. Elle l’a attrapé comme ça. La deuxième, celle avec le chapeau, voyageait et se payait des petits trips. La dernière, son chum était bisexuel. Elles sont toutes mortes.

GG : Oui.

LB : Et moi, j’ai accompagné Chantal, la première, jusqu’à la fin. Elle était à Québec.

GG : Oui, et il y avait sa fille dans le décor aussi.

LB : Oui, sa petite fille. Elle est toujours vivante, elle. Elle a des enfants.

JM : Comment les as-tu rencontrées ces femmes?

LB : On est allées à la maison Marc-Simon qui venait d’ouvrir en 1988 et nous nous sommes entretenues avec des femmes atteintes du VIH. C’était une maison qui accueillait les sidéens et les sidéennes. C’était des soins palliatifs disons. On a choisi trois femmes qui apportaient toutes un récit différent. On avait décidé de filmer à deux caméras et Johanne de Montigny, qui a accompagné des mourants et mourantes pendant longtemps, faisait des entrevues, ce qui nous a permis de gagner en crédibilité. Un documentaire qui marche beaucoup, c’est parce qu’il arrive au bon moment.

Chantal lors du tournage du film Le Sida au féminin, 1989. Collection de la Cinémathèque québécoise, 2023.0016.PH.02.

Capture d’écran film Le Sida au féminin, Christiane (la dame au chapeau ) et Marie Fortin en arrière plan.

JM : Est-ce que c’est parce que tu avais lu un article ou tu avais vu quelque chose qui t’a donné envie d’aller traiter de ce sujet-là?

LB : C’était en discutant avec Marie Fortin. Marie, c’est une fille extrêmement intelligente, très informée. Ce sujet commençait à faire parler. On s’est dit : « On y va! ».

GG : Et c’était l’époque où tout le monde disait que c’était une maladie qui arrivait seulement aux homosexuels.

LB : Il fallait tourner Chantal. Après la madame au chapeau à Montréal. Et Judith, qui est morte la première, à Québec à la maison Marc-Simon. Moi, j’ai beaucoup de mes amis qui sont morts du sida.

JM : Et au niveau de l’équipe de tournage et de montage, vous étiez combien?

LB : Lynda était à la caméra principale. Il y avait Louise qui était à la deuxième caméra. Johanne faisait la prise de son. Et puis, le montage, on l’a fait Marie et moi, et on est allées dans un studio de post-production pour le montage final. Il faut que je vous raconte une anecdote : le premier témoignage, j’avais demandé à quelqu’un de faire l’entrevue et ça ne marchait pas. Elle n’avait pas de compassion, rien. Et, là, on essayait de monter et ça ne marchait pas. Alors, on m’a mise, moi à la place. Et on voit qu’elle répond. Mais je ne suis pas là. Et personne n’a rien vu.

JF : On t’a mise à la place de la personne qui faisait l'entretien, c’est bien ça?

LB : Oui. Et il fallait que je sois cadrée comme l’autre pour que ça marche. Et on a réussi. Tu te souviens, Lynda, on a réussi? On a tourné chez Marie à Montréal.

LR : Moi, mon mal de dos de caméraman, je l’ai pogné sur Le sida au féminin. Pour toutes sortes de raisons. C’est pas parce que c’était si acrobatique. On avait des témoignages de femmes qui allaient mourir. Je me disais : « Il ne faut pas recommencer. Il faut que ça soit parfait, il faut que ça soit beau ». J’avais un œil qui filmait et l’autre qui écoutait. La caméra était toujours placée proche pour une ambiance intime, pour vraiment dire qu’on était avec ces femmes-là.

LB : Et pas trop proche non plus.

LR : Non, pas un plan proche; la caméra proche.

LB : On arrivait discrètement et on s’installait. Je disais aux filles : « On ne fait pas de bruit ». Elles commençaient à parler et elles ne savaient même pas qu’on avait commencé à tourner. On se faisait un signe, Lynda et moi, et c’était parti. Elles se sont confiées totalement à nous. Elles étaient en confiance. C’était la première fois, je pense, qu’on allait aussi loin. Après ça, je suis allée accompagner des mourants et mourantes à la Maison Michel-Sarrazin pendant un an et demi. C’est ce que notre métier amène... Ça nous amène, à un moment donné, à dire : « Oh! Là, il faut que j'aille faire quelque chose. Il faut que j'aille plus loin... ».

De gauche à droite, de bas en haut : Lise Bonenfant, Nicole Bonenfant,Tara Chanady, Marie Fortin, Johanne Fournier, Sylvie Tremblay et sa nièce, Nicole Giguère, Lynda Roy et Julia Minne lors de la projection du film Le sida au féminin en novembre 2022 aux RIDM. Photographe : Maryse Boyce.

Lise Bonenfant et Johanne Fournier sur le tournage de Comme une tempête, 1990. Collection personnelle de Johanne Fournier.

JM : Et comment psychologiquement réussissiez-vous à gérer vos émotions?

LB : Il faut être bien humble. Il faut écouter et laisser la parole aux gens. Beaucoup de compassion. Beaucoup d’accueil. Mais pas trop, il ne faut pas que ça soit complaisant, tu sais.

JM : Tes films abordaient des sujets très difficiles à porter. Comment vivais-tu la fin des tournages?

LB : J’ai entendu des choses tellement épouvantables. Je ne le dis même pas pour pas que ça rentre dans votre tête à vous autres. Je filmais au sujet des enfants, de la violence, des femmes qui se sont fait violer. Je ne mettais pas tout à l’écran! J’enlevais tout ce qui était trop gros ou trop sensationnaliste. J’en ai entendu, des affaires. J’en ai entendu! J’ai touché à l’inceste aussi. Ça te rentre dans la tête. Je m’en allais dans mon lit en petite boule. J’allais errer au centre d’achat, le temps que ça passe. C’était mon antidépresseur.

LR : Ce n’était pas léger! Ce n’était pas des choses légères.

LB . On ne peut pas dire. Mais je me souviens une fois, j’avais un film sur le harcèlement sexuel qui s’appelait Bas les pattes. Il y avait une femme immigrante qui se faisait harceler. Quand elle m’a raconté tout ce qu’elle subissait, je me suis mise à pleurer. À cette époque-là, c’était comme ça. Eh que les femmes en ont enduré. Ça n’a pas de bon sens.

JM : Après Le sida au féminin, il y a pour Comme une tempête.

LB : Le sida au féminin, ça nous a mises sur la carte. Et Comme une tempête a été un cadeau après ça. À un moment donné, moi, toute cette souffrance que j’entendais, il fallait que ça sorte quelque part. J’avais perdu un enfant à la naissance quelques années plus tôt. Alors, c’est un film sur la souffrance. Avec la Passion du Christ au féminin et un parapluie rouge qui s’en va au vent. C’est très beau. Il y en avait que ça dérangeait beaucoup.

JM : Le résultat offre un film plutôt onirique et expérimental.

LB : Oui. Johanne ma aidée à la direction artistique et au montage. Elle a été, comme on dit, la sage-femme. C’était très particulier. Je m’étais lâchée lousse, disons.

JF : C’était un très beau film. Avec la voix de Marie-Ginette Guay qui lisait le texte.

Lynda Roy à la caméra sur le tournage de Comme une tempête de Lise Bonenfant, 1990. Collection personnelle de Lynda Roy.

Extrait : « Comme une tempête », Lise Bonenfant, 1990

LB : Oui, j’avais tout écrit le scénario. C’est quelque chose de beau, mais j’ai encore bien de la misère à regarder le film aujourd’hui. Il finit d’ailleurs avec un enfant accroché à une croix avec une voix off qui dit : « Mon Dieu, ne me sépare jamais de mes larmes ».

JM : La soif de l’oubli, c’est un film dont on a montré un extrait pendant la journée Vidéo Femmes à la Cinémathèque en 2018 et qui traite de l’alcoolisme. Johanne et Lise, est-ce que vous pouvez me parler de ce film? Vous avez une nouvelle fois choisi une narration poétique, pourquoi ce choix?

JF : La soif de l’oubli, c’est une idée de Lise et moi. On avait toutes sortes de liens avec des femmes alcooliques. On trouvait que c’était important d’en parler de l’intérieur. De comprendre cette maladie, ce mal à l’âme, cette « soif de l’oubli ». C’était important pour nous de ne pas filmer les femmes dans des lieux sordides, des appartements crades. Alors, on a tourné dans des lieux magnifiques.

LB : On a tourné en haut de l’Édifice Price avant qu’il devienne l’appartement de fonction du premier ministre du Québec.

JF : Dans une salle avec des dorures, des tables en bois, des luminaires en cristal. On a voulu sortir du cliché de la déchéance pour parler plutôt de la souffrance.

LB : Moi, je me souviens, Johanne. À un moment donné, on avait une jeune fille d’à peu près 16 ans. Elle est en gros plan à ce moment-là et elle dit : « Moi, dans le fond, je voulais mourir ». Quand, tu entends ça… La petite fille a 16, 17 ans. Elle voulait mourir. On voit le mal de vivre derrière cette maladie. Je me souviens d’une autre personne qui disait : « Je ne suis pas douée pour le bonheur ». Elle répète cette phrase trois, quatre fois dans le film. C’est intéressant que ça revienne. C’est un beau film qui avait été choisi aux Rendez-vous du cinéma québécois et on avait eu un bel article dans Le Devoir.

Agnès Maltais sur le tournage du film La soif de l’oubli en 1992. Collection de la Cinémathèque québécoise. 2023.0022.PH.01.

Extrait : « La soif de l’oubli », Lise Bonenfant, 1992

JF : Oui. Encore là, l’alcoolisme des femmes, ce n’était pas un sujet dont on parlait beaucoup. Il y avait des séquences de nuit avec un personnage fictif qui était joué par Agnès Maltais. Elle marchait, marchait, marchait dans les rues de la ville. On voulait avoir la belle chanson de Marjo, « Aide-moi ». C’est sûr qu’on n’avait pas les budgets pour payer. Je me souviens d’avoir fait des démarches auprès de la compagnie de disque. Ça a marché. On a eu les droits.

LB : C’est beau à la fin. « Aide-moi, aide-moi ».

JF : « Aide-moi à me retrouver. Je suis perdue ».

LB : Elle crie : « Aide-moi! ». Alors, les filles qui étaient là avaient besoin d’aide. Si elles étaient dans nos films, c’est qu’elles avaient demandé de l’aide.

JM : Au niveau de l’approche esthétique du film, comment avez-vous élaboré les séquences avec Agnès Maltais? On voit clairement votre désir de mélanger les genres, entre des scènes à la fois fictionnelles et documentaires.

JF : Ces scénes se sont construites au fur et à mesure, avec un désir de créer une sorte d’ambiance : des séquences de nuit, la fille qui marche. Au début, on voit chacune des femmes qui sort de chez elle le soir pour se rendre à ce lieu. On les voit dans leurs différents milieux. En même temps, on parle en sous-texte de la force du groupe, de ces personnes-là qui se rencontrent pour s’aider. Sans le dire, sans nommer les groupes anonymes ou des choses comme ça. On voulait montrer cela aussi.

LB : Dans notre choix de femmes, certaines avaient plus tendance à se médicamenter, d’autres à abuser de l’alcool. On parlait de dépendances. On a filmé des femmes d’âges différents, des jeunes et aussi une femme autochtone, Delvina.

JM : Vous deviez avoir des liens différents avec chacune d’entre elles. Êtes-vous restées en contact avec elles ?

LB : Oui, on est restées en contact. Moi, à Québec, c’est sûr que je les croisais les femmes qui étaient dans le film. Delvina est morte. Il y en a quelques-unes qui ont disparu. Mais tu sais, on ne peut pas toujours garder contact. Moi, j’ai tellement fait de documentaires... On garde le lien un petit peu au lancement, et un petit peu après, on part chacune de notre bord. C’est difficile de garder un lien avec tout le monde. Mais Delvina, j’ai longtemps été dans sa vie. Elle s'occupait d’une maison de thérapie. J’étais allée présenter des films sur la violence dans cette clinique.

Lise Bonenfant en tournage dans les années 1990. Collection personnelle de Nicole Giguère.

Affichage des archives de Vidéo Femmes dans le hall de la Cinémathèque québécoise lors d’un atelier Wikipédia consacré au collectif, le 18 août 2018. Photographe : Nicole Giguère. Collection personnelle de Nicole Giguère.

La Mondiale de films et vidéos

JM : J’aimerais aborder avec vous la création du festival La Mondiale de films et vidéos, cet événement important d’Hélène Roy et Nicole Bonenfant.

JF : C’est clair qu’il y avait un trou depuis la disparition du Festival des filles des vues en 88. Hélène aimait ça organiser des événements. Elle aimait ça les festivals et avoir des invités qui venaient de l’étranger. Avec Nicole Bonenfant, elles ont mis sur pied un autre festival qui a connu deux éditions. Deux éditions, en 1991 et en 1993. C’était une biennale axée sur la cinématographie des femmes. La première affiche avait fait presque scandale. C’était fabuleux.

LB : C’était beau !

JF : C’était mon amoureux de l’époque qui avait fait cette affiche-là. Elle avait fait beaucoup parler.

JM : Pourquoi l’affiche a fait scandale ?

JF : En fait, c’est un bras dans un cou entremelé dans un tissu. Mais elle prêtait à interprétation. On pouvait croire que c’était une main dans un sexe. Il y avait une forme d’ambiguïté qui était bien correcte.

Affiche de La Mondiale de films et vidéos de Québec, 1991. Collection de la Cinémathèque québécoise.

JM : Le public a été choqué par cette ambiguïté?

LB: Oui.

JF : C'était un gros festival. [Elle lit à voix haute un extrait du texte de présentation du catalogue] « La Mondiale donne l’occasion de mettre à profit l’expérience acquise au cours des onze éditions du Festival des filles des vues. Grâce à la participation de plusieurs intervenants culturels du milieu québécois, la fête se déroulera sur une très grande échelle. Dix jours, cinq lieux de diffusion, vingt pays participants, plus de cent productions à l’affiche. Le tout ponctué de temps forts pour rendre hommage aux créations de l’Inde, de la Belgique, pour saluer Delphine Seyrig et les pionnières du cinéma, et plus près de nous, Aline Desjardins, l’inoubliable animatrice de l’émission Femmes d’aujourd’hui qui a marqué la vie d’une génération de Québécoises. Un jury belgo-québécois. Des ateliers de discussion, des installations vidéo, des programmations spéciales consacrées à la danse, à l’ethnographie ».

LB : C’était gros. C’était immense.

JF : Toute l’équipe a mis la main à la pâte. Lynda à la direction technique. Il y avait quelqu’un aux communications et aux relations de presse. C’était une véritable équipe avec des postes spécifiques pour toute l’organisation du festival. Et puis, les deux éditions ont très bien marché. Les gens étaient contents.

LR : On a fait les ouvertures du festival au Cinéma Odéon. C’était une grande salle de 700 places et les gens qui étaient déjà venus au Festival des filles des vues étaient contents de nous retrouver.

LB : C'était extraordinaire. Quel travail d’Hélène Roy! Elle a une culture cinématographique, cette femme-là, impressionnante.

JF : La Mondiale était un festival compétitif. Pour avoir le financement des grandes institutions, il fallait être compétitif. C’était une des raisons pour lesquelles le Festival des filles des vues n’avait pas été reconnu au niveau « festival national ». Alors La Mondiale est devenue compétitive pour obtenir les financements de Téléfilm Canada, du ministère de l’Emploi et de l’Immigration, de la ville de Québec, du Conseil des arts du Canada, du Consulat général de France et d’autres aussi.

LB : Hélène a fait les deux éditions à intervalle de deux années entre chacune, pendant quatre ans. À un moment donné, elle a dit « J’aimerais aller manger avec toi », et elle m’a dit : « Lise, je ne suis plus capable ». Elle avait 65 ans quand même. Je lui ai dit : « Hélène, tu as le droit! Si tu n’es plus capable, tu n’es plus capable! Tu en as tellement fait ». Par la suite, elle a pris la décision de ne pas monter une troisième édition.

LR : Mais elle a continué des événements ponctuels.

LB : Elle a continué!

JF : Il y a eu un hommage à Hélène Roy quelques années plus tard.

LR : C’est Antitube qui a organisé cet événement l’année où je suis partie de Vidéo femmes. C’est le dépliant de l’événement qui titre « Hélène Roy, singulière et collective, en marge du 25e anniversaire de Vidéo Femmes, vendredi 4 décembre 1998 au Musée de la civilisation.»

Couverture du programme de la deuxième édition de La Mondiale de films et vidéos, 1993. Collection personnelle de Lynda Roy.

Une réunion annuelle au chalet d’Hélène Roy au Lac St-Joseph vers 1990 : Lyne L’Italien, Hèlène Roy, Céline Marcotte, Francine Plante, Lynda Roy, Lise Bonenfant, Johanne Fournier et Ginette Gosselin (de gauche à droite).

LR : À la fin, il y a une description de toutes les vidéos réalisées par Hélène Roy avec Une Nef... et ses sorcières, Une chambre à soi, Traces et Demain la cinquantaine.

JF : Hélène, ce qui est majeur, c’est son amour pour le cinéma. Sa connaissance et son plaisir immense de créer des liens entre les gens et de faire connaître les œuvres. C’est une organisatrice de festivals. D’ailleurs, c’est comme ça qu’elle a commencé! C’était vraiment ça, sa passion. Organiser, montrer des films, présenter des œuvres.

LR : Je pense qu’elle aurait fait plus, mais elle avait cinq enfants.

JF : Oui! Et un mari!

JM : C’était déjà énorme ce qu’elle a fait.

LR : Il aurait fallu qu’ils ajoutent tout son parcours dans cet événement. La filmographie, c’est une chose. C’est elle qui a fondé Vidéo Femmes. Moi, elle est venue me chercher, elle s’est liée à Nicole et à Helen pour créer la boîte. C’était un peu l’âme de notre collectif.

LB : Oui, c’est l’âme de Vidéo Femmes. Ça demeurera toujours l’âme de Vidéo Femmes.

Toutes : Oui!

JM : Toi, Ginette, est-ce que tu faisais partie de l’équipe pour La Mondiale de films et vidéos?

GG : Non. Moi, la distribution fonctionnait à une bonne capacité à ce moment-là avec les productions qu’on expédiait, les tournées à organiser. Ma vie ne changeait pas tellement. Et je me souviens même qu’à l’époque où Agnès travaillait avec moi, elle avait été réquisionnée pour aider pendant le festival.

On avait un réseau de location qui fonctionnait beaucoup avec les écoles, les centres de femmes. Il y avait beaucoup de centres de femmes un peu partout dans la province auxquels on expédiait des vidéos. Le facteur repartait tous les jours avec une pile d’enveloppes remplie de cassettes. Francine était attitrée aux inscriptions notamment pour les festivals et aux envois. On peut dire que cela occupait une grande partie de son temps. En même temps, il fallait continuer à s’occuper des Rendez-vous du cinéma québécois et faire en sorte que le quotidien roule quand même. J’ai donc participé à la Mondiale en tant que spectatrice.

Article sur La Mondiale de films et vidéos. Bélanger, Denis. « Les championnes ». Ciné-bulles, Vol. 11, no 1, 1991, pp.13–14.

JM : Et pour les envois, à cette époque, c’était des copies physiques qui circulaient, c’est ça?

GG : Oui. Il fallait profiter du boom de la sortie d’un film. On prévoyait la demande, on faisait faire 15, 20, 30 copies VHS. On préparait un lancement et des communiqués de presse pour vendre aux chaînes de télévision. On faisait des fiches techniques pour la plupart des documentaires. Des fois, des commissions scolaires aussi en achetaient en grande quantité.

LR : Vous avez élaboré à un moment donné des guides d’animation.

GG : Oui, c’est ça. On avait vendu – je me souviens plus en quelle année – des vidéos en Colombie-Britannique parce que ces guides d’animation aidaient les professeurs à enseigner.

JM : Au niveau de l’évolution des formats, tu parles de VHS. On sait qu’en vidéo, il y avait une proliféraiton de supports!

GG : Dans certains festivals, on faisait des copies Betacam pour que ça soit diffusé en bonne qualité après la fin du ¾ de pouce. On utilisait des sous-masters pour être capable de ne pas trop user le master quand on avait besoin de grandes quantités. On les faisait faire par une compagnie. Il y avait des pics à la rentrée, quand les écoles et les groupes de femmes recommençaient leurs activités. On envoyait nos catalogues, nos nouveautés pour rappeler aux gens qu’on existait. Être capable de dire : « Voici. On vous propose ça ». Dans le temps du Carnaval, on ressortait toujours Enfin duchesses des Folles Alliées. Il y avait tout le temps des créneaux.

LB : Elles faisaient un travail extraordinaire à la distribution. Franchement.

GG : Il y a eu des grosses années. Ça roulait. Je lève mon chapeau à Lyne L’Italien. Quand elle prenait le tas de factures, je savais que ça revenait comme il faut la fois d’après. Et elle gérait les droits d’auteur aussi! C’était toute une job!

GG : Lyne avait une vision artistique vraiment intéressante.

LB : Oui, on était une belle équipe.

Article sur La Mondiale de films et vidéos. Provencher, Normand. « La Mondiale de films et vidéos ». Séquences, no 164, 1993, pp.13–14.

Répértoire de Vidéo Femmes, 1993. Collection de la Cinémathèque québécoise.

Montagnaises de parole (1992)

Affiche du film* Montagnaises de parole*, 1992. Collection personnelle de Johanne Fournier.

JM : J’aimerais te parler, ma chère Johanne, de Montagnaises de parole, qui est très important dans ta filmographie. Est-ce que tu peux nous parler de cette collaboration avec le Conseil des Atikamekw et des Montagnais. Comment ça s’est passé?

JF : On venait de finir La soif de l’oubli. J’avais travaillé pour le Musée du Québec. Sont arrivées ces trois femmes-là : Marie-Jeanne Basile, Jenny Rock et Rollande Rock. Elles travaillaient pour le Conseil des Atikamekw et des Montagnais. C’était une organisation de revendications politiques. Elles avaient mis sur pied une grande enquête dans toutes les communautés Atikamekw, dans toutes les communautés montagnaises – on ne disait pas Innu à cette époque – sur la réalité des femmes de toutes les générations. C’était un questionnaire. Dans chacune des communautés, elles avait identifié une femme qui allait à la rencontre des aînées, des femmes plus jeunes, des jeunes filles, pour poser des questions sur la vie familiale, le mariage, les relations conjugales, les relations sexuelles, les femmes au travail, l’alcool, la drogue, la violence, l’avortement, l’argent, tous les vastes sujets. Les femmes n’avaient pas beaucoup de place dans les instances politiques ni sur la place publique à cette époque-là. C’était la première fois qu’on pouvait trouver une recherche de cette envergure-là, de laquelle est issu un livre qui s’appelle Montagnaises de parole. C’est une compilation de l’ensemble des témoignages qu’elles ont recueillis. Elles ont voulu faire un film pour parler de ça. Elles ont entendu parler de Vidéo Femmes, et de moi, je ne sais pas vraiment comment, et m’ont contactée. On a commencé à travailler. Il fallait identifier dans quelles communautés on irait tourner. On voulait qu’il y ait des femmes de cinq générations. Moi je ne connaissais personne. Ce sont vraiment elles qui ont fait la recherche et les premiers contacts. Le premier tournage s’est fait en plein mois de janvier à Matimekush et Schefferville, il faisait -35. La caméra gelait. Je n’avais pas fait de repérage, rien. Lynda a participé à ce tournage-là.

LR : On est partis à deux avions, te rappelles-tu?

JF : Oui. J’ai loué deux avions.

LR : Un avion cargo pour l’équipement et un avion pour les passagers. Il n’y avait pas assez de place, alors moi, j’ai embarquée dans l’avion cargo avec le pilote. On a survolé tout le territoire pour se rendre jusqu’à Schefferville. C’était assez impressionnant.

JF : L’avion cargo n’était pas chauffé, vous êtes arrivés transis. On était logés dans des familles. Certains repas nous étaient offerts par la communauté mais on était quand même cinq ou six à nourrir pendant plusieurs jours. Il y avait quelqu’un qui avait fait à manger et j’avais des glacières pleines de bouffe pour tout le temps du tournage. Ça a été une grosse organisation.

JM : Combien de temps a duré le tournage?

Rollande Rock et Johanne Fournier pendant le tournage de Montagnaises de parole, 1992. Collection de la Cinémathèque québécoise. 2023.0027.PH.03.

Normand Lapierre au son, Rollande Rock et Adeline Ashini pendant le tournage de Montagnaises de parole, 1992. Collection de la Cinémathèque québécoise. 2023.0027.PH01.

JF : Le tournage s’est fait en deux temps. L’hiver, à Matimekosh-Schefferville et le printemps à Ekuanishit-Mingan. C’était une semaine, voire 10 jours par endroit. Le prétexte d’arriver à ces dates-là à Schefferville, c’est qu’il y avait le carnaval. Et ça, c’est une des scènes les plus fortes et ébranlantes du film. Dans les communautés, il y avait des carnavals, avec des « Bonhommes Carnaval » comme le Bonhomme Carnaval de Québec. Il y avait une compétition. Les Duchesses c’était les aînées des communautés. Aujourd’hui, on ne verrait pas ça! Tellement pas! On voit le chemin parcouru. Avant cette vidéo, on pouvait voir notamment les films d’Arthur Lamothe qui faisaient surtout parler les hommes. Et il y avait bien sûr les films d’Alanis Obomsawin. Mais autrement, les films où des femmes autochtones parlaient de la réalité, de la violence, de tout ça, ça n’existait pas. Les entrevues étaient faites en innu, parce que les grands-mères ne parlaient pas du tout français et c’était Rollande qui faisait les entrevues. Donc, moi je ne savais pas toujours de quoi on parlait! C’était déstabilisant. Je ne voulais pas tourner dans des salons de maisons préfabriquées. Je voulais trouver des lieux. Une scène entre autres : en haut d’une belle côte, il y avait une maison longue, une grande tente. On a décidé que le lendemain matin, on irait tourner là parce que c’était beau et l’éclairage était magnifique. Mais pendant la nuit, il y avait eu du blizzard. La côte était fermée le lendemain. Le chauffeur ne voulait plus continuer et on n’avait pas de voiture là-bas! C’était au bon vouloir des locaux avec leurs pick-ups qui nous transportaient d’un lieu à l’autre.

JF : Le chauffeur déclare qu’on ne peut pas passer. Toute l’équipe est dans le pick-up. Je demande : « Est-ce qu’on peut faire ouvrir la route? » Il dit : « Ok. Je vais aller chercher mon beau-frère ». Il y a un silence et Normand, le preneur de son, dit : « Ça, c’est une réalisatrice! ». On a pu monter et la lumière était encore belle.

La deuxième partie du tournage, c’était pendant le mois de mai, à Mingan, quand elles installent les villages de tentes au bord du fleuve après avoir passé une partie de l’hiver dans le territoire. Il y avait beaucoup d’activités traditionnelles et de si grandes rencontres. Dans le film, on voit la mère de Mélissa Mollen Dupuis, Marie-Hélène Mollen, avec qui je suis restée en contact. Beaucoup de personnes sont décédées maintenant.

JM : Si je comprends bien, ce sont tes collaboratrices qui t’ont introduite aux femmes de la communauté innue à ce moment-là? Et comment ça s’est passé? Est-ce que vous pouviez échanger en anglais ou en français?

Marie-France Mollen, Johanne Fournier et Guy Picard pendant le tournage de Montaignaises de parole, 1992. Collection personnelle de Johanne Fournier.

Extrait : « Montagnaises de parole », Johanne Fournier, 1992

JF : C’était en français avec la plupart des protagonistes. Celles qui parlaient innu, bien sûr, je ne pouvais pas échanger avec elles, les plus vieilles. Mais c’est Rollande qui posait toujours les questions. Moi, si j’avais quelque chose à ajouter ou d’autres questions à poser à la fin de l’entretien, je les posais. On a fonctionné comme ça. C’est vraiment leur film. Et au montage, j’ai fait un premier assemblage, par thèmes avec la facture visuelle que j’entrevoyais. Quand c’était en montagnais et que je ne pouvais pas traduire la fin de la phrase, je téléphonais à Marie-Jeanne, lui faisais jouer l’extrait au téléphone. Elle me disait où couper.

LR : Je ne sais pas si tu te souviens, Johanne, la femme la plus âgée avec qui on a tourné, j’oublie son nom.

JF : Madame Ashini.

LR : Il y avait la fête qui se terminait par un Makushan, la danse traditionnelle innue, qu’on a filmée et Madame Ashini a été élue reine du carnaval.

JF : Oui, c’était un vrai cadeau. Il y a eu toutes sortes de moments.

JM : Je me disais : ça ne devait pas être une habitude pour elles de se faire filmer comme ça, de manière aussi condensée, en peu de jours, en peu de temps. Je me demandais de leur côté, comment elles ont vécu ce tournage.

Normand Lapierre, Johanne Fournier, Guy Picardet Hélène Poirier sur le tournage de Ceux qui restent, 1995. Collection de la Cinémathèque québécoise, 2023.0024.PH.01.

JF : Elles étaient préparées. Elles voulaient participer à cette enquête-là. Elles voulaient prendre la parole. Il y avait deux ou trois plus jeunes qui étaient un peu plus timides, mais tout aussi généreuses que les aînées. Vraiment. On a sorti le film à l’occasion de La Mondiale.

JM : La deuxième édition.

JF : Je crois. La salle était pleine. Les amies montagnaises avaient fait un buffet de toutes sortes de bouchées.

GG : Il y avait de l’ours, du castor, du caribou.

JF : C’était un buffet incroyable. Et de se voir sur grand écran et d’entendre la parole des femmes, elles en avaient des frissons.

LB : C’était beau, oui.

JF : À la fin de la soirée, à un moment donné arrivent Pauline Marois et Louise Harel, qui sortaient d’un conseil des ministres. « On le sait qu’il est tard. Mais là, on sort d’une réunion et on aurait tellement voulu voir le film ». Il était 22h30. Je suis allée chercher Albert le projectionniste et on a projeté de nouveau le film!

JM : Ah oui!

JF : On a fait une projection pour Pauline Marois et Louise Harel! D’autres sont retournés dans la salle pour revoir le film.

JM : Incroyable.

JF : Et ce film-là, il a circulé beaucoup, beaucoup. Entre autres au Festival du cinéma québécois de Blois créé par Sylvain Garel, qui est devenu Cinéma du Québec à Paris par la suite. On est allées le présenter avec une délégation de femmes innues, les trois protagonistes avec lesquelles j’ai fait le film, plus la mère de Jenny et une autre. Il y avait une grosse délégation de cinq femmes innues. Cette année-là, il y avait aussi Helen Doyle qui présentait Je t’aime gros, gros, gros. Je me souviens d’une table ronde où on était avec Jean Rouch, Michel Brault, Jean-Claude Labrecque et quelques autres. On était les deux seules femmes sur la scène avec l’histoire du cinéma documentaire autour de nous! Voilà, c’est ça.

JM : Est-ce que vous avez montré le film aux femmes innues qui ont participé?

LB : C’est toujours comme ça qu’on commence.

JF : Bien sûr. Elles étaient ravies de se voir à l’écran, de prendre la parole. Elles étaient fières que ce projet-là existe. Le film a circulé dans toutes les communautés pendant des années. Beaucoup dans les universités aussi. Par la suite, on a fait un autre film ensemble sur des gens qui avaient perdu quelqu’un par le suicide, Ceux qui restent. Il y avait énormément de cas de suicide dans les communautés. Ça a été une aventure intense, bouleversante. Comme on avait déjà travaillé ensemble, il y avait certaines choses avec lesquelles c’était plus facile. On pouvait aller plus loin. Ce fut une des belles expériences de ma vie de réalisatrice.

JM : Pour ma part, j'ai visionné les versions doublées en français. Est-ce qu’il existe d’autres versions?

JF : Il y a une version en anglais, et il y a une version originale en innu. Mais les témoignages, en général, sont en français.

JM : Les témoignages en innus sont donc doublés en français, est-ce que c’était une question de choix, de budget? Je sais que vous faisiez des sous-titres aussi.

JF : Rollande avait fait presque toutes les narrations des films d’Arthur Lamothe. C’était la façon de faire à l’époque. J’avais proposé des sous-titres pour qu’on entende bien les femmes parler en innu mais elles préféraient que ce soit la voix de Rollande. Quand j’ai revu le film plus tard, je me suis dit que j’aurais préféré que ce soit des sous-titres.

JM : Je me posais la même question parce que la langue, on a envie de l’entendre. C’est tellement un enjeu important.

JF : Oui, maintenant. Mais dans le temps, peut-être qu’il fallait entendre ce qui était dit plutôt que la langue.

LB : Je pense aussi.

JF : Ça montre le chemin parcouru.

Johanne Fournier et Guy Picard sur le tournage de Montagnaises de parole, 1992. Collection de la Cinémathèque québécoise. 2023.0027.PH.08.

Brochure pour un événement consacré à Lise Bonenfant au Musée de la Civilisation en novembrer 1999. Collection de la Cinémathèque québécoise. 2021.0865.16.AR.01.

JM : Tout à fait. Une dernière question à ce sujet. Dans les crédits du générique, on voit bien toutes les collaborations qui ont eu lieu, mais tu voulais porter seule le titre de réalisatrice sur le film même si c’était une collaboration?

JF : C’était une idée originale de ces trois femmes-là. À la recherche, ces trois femmes-là. Aux entrevues, Rollande Rock. Et à la réalisation et au montage, Johanne Fournier. C’était clair dès le départ. J’avais eu une bourse du Conseil des arts aussi, à titre personnel, pour ce film-là.

JM : Vous avez pu toutes vous payer avec la bours ?

JF : Non, la bourse s’élevait à 10 000 $. Elles, elles étaient payées par le Conseil des Attikamewk et des Montagnais. Le Conseil a investi une partie d’argent dans le film. Et je suis allée chercher des fonds de tiroir : au ministère des Affaires indiennes à Ottawa, au Secrétariat aux Affaires autochtones au Québec. Un peu partout. Des commandites d’avion chez Air Roberval, des commandites d’hôtel, toutes sortes de commandites. Voilà.

LB : Pendant que Johanne était à Blois, moi, j’étais à Nantes avec les deux Catherine, pour une rétrospective. Comme réalisatrice, de voir tout mon travail présenté, j’ai beaucoup aimé ça. J’ai eu des témoignages fabuleux. À Nantes, il y avait un journal. Quand je suis revenue à Paris, dans un kiosque avec tous les journaux, j’ai vu que j’étais en première page de ce journal-là : « Vidéo Femmes est à Nantes ». Et il y avait une photo de moi avec Catherine de Grissac et Catherine Cavalier.

GG : Les cassettes, je me souviens qu’à un moment donné il fallait que je passe par Londres pour aller au festival à Nantes. C’était l’époque où ils fouillaient tous les bagages à l’aéroport. Ils étaient tombés sur le film, La peau et les os, et ils pensaient que je transportais des films érotiques.

Clap de fin : le vingtième anniversaire

JM : Je terminerais cet entretien avec le 20e anniversaire et l’année 1993 parce qu’il s’est passé beaucoup de choses. Vous avez donc souligné votre 20e anniversaire et confié à Stella Goulet la réalisation du film Les dames aux caméras.

LR : On s’était dit que si on prenait quelqu’un de l’extérieur de Vidéo Femmes qui nous connaissait bien, ça serait plus facile de faire un portrait sur notre travail.

JF : Le film a été présenté dans le cadre des Rendez-vous du cinéma québécois à Québec, le 18 février 1994 au Musée de la civilisation. Il y a cet article-là dans Le Soleil : « Un titre fort approprié pour ce collectif qui a porté à bout de bras le Festival des filles des vues. Bien que rigide dans sa forme, le documentaire parvient graduellement à toucher le spectateur ému par l’audace, le feu sacré, la belle complicité et la solidarité manifestés par ces femmes qui entreprenaient, en 1973, de s’approprier une technique jusque-là réservée aux hommes. Que de sujets graves, tendres, prenants ou déterminants pour les femmes ou la société en général ont-elles abordés : la santé mentale, le viol, l’inceste, le sida, la violence conjugale, l’alcoolisme, l’adoption internationale. Vidéo Femmes n’a pas craint la controverse ou les tabous. Les cinéastes ont… ». Je ne vous lirai pas tout, mais voilà. Il y a eu aussi la publication d’un autre répertoire cette année-là, qui contenait les 4000 minutes de films qu’on distribuait. On a fait des choses importantes pour la survie de la boîte, mais on n’a pas célébré tant que ça.

Lynda Roy et Nicole Giguère en tournage pour l’émission Vidétour à la fin des années 1980. Collection de la Cinémathèque québécoise. 2023.0031.PH.01.

Louise Giguère et Lise Bonenfant pendant le tournage de Porte de sortie, 1984. Collection personnelle de Lise Bonenfant.

LB : Quand quelque chose finit, tu as de la peine, mais en même temps, tu es soulagée. C’était un mélange des deux.

LR : Un vent de changement est survenu après 93 en réaction aux difficultés de poursuivre financièrement la production, la distibution et la diffusion des œuvres de Vidéo femmes. Nous avons vécu l’arrivée d’une direction générale, Marie-Josée Lagacé, qui a contribué à changer nos façons de faire.

Des actions pour améliorer Vidéo femmes ont mené à une nouvelle collaboration avec Pauline Voisard, qui est devenue par la suite la productrice officielle de Vidéo Femmes. On a envisagé de créer une nouvelle corporation, Vidéo Femmes inc., pour bénéficier des crédits d’impôts sur les productions auquels l’organisme à but non lucratif du collectif ne pouvait pas accéder.

J’ai aussi donné des formations auprès de douze jeunes femmes, les « Laboratoires vidéos », avec l’ambition de faire naître une relève. Plusieurs parmi cette première cohorte ont continué et font carrière dans notre métier : Martine Asselin, Josiane Lapointe, Lisa Sfriso, Nathalie Martin, Anne-Marie Bouchard, qui est par la suite devenue présidente de Video Femmes. Lise Bonenfant et Anne-Marie Bouchard ont poursuivi les formations auprès de nouvelles réalisatrices tandis que Johanne, en plus de mener sa carrière de réalisatrice, a travaillé à la création de notre premier site web. Et de mon côté, j’ai déposé une demande de subvention pour constituer un fonds d’archives des premières oeuvres de Vidéo Femmes.

Les manières de faire ont changé rapidement, le collectif n’était plus ce qu’il était. En 2015, Spirafilm et Vidéo Femmes ont fusionné leurs activités pour devenir Spira, coopérative dédiée au cinéma indépendant à Québec. Le catalogue des oeuvres majeures de Video Femmes y est distribué.

Helen Doyle en tournage dans les années 1990. Collection personnelle de Nicole Giguère.

Épilogue

« Nous avons fait tant de choses. Ce merveilleux festival des Filles des vues où nous avons à la fois présenté nos films et invité des réalisatrices du monde entier à offrir les leurs, des liens qui sont demeurés avec les années. Nous avons été des femmes artistes, avec des causes. Et nous avons travaillé avec des hommes fins, généreux, présents. Et d’autres femmes toutes aussi investies que nous. Nous avons fait des films sur tout ce dont on ne parlait pas alors: la prostitution, le Sida, les femmes autochtones, l’alcoolisme, le viol, la folie, l’allaitement, la violence domestique, la maternité et la création, le harcèlement sexuel. Nous avons beaucoup ri. Nous nous sommes souvent sauvé la vie les unes les autres et parfois trahies. Nous avons développé chacune nos talents propres, trouvé nos forces, notre parole. Et puis, dans les années 90, nous avons quitté le nid, l’une après l’autre. Une nouvelle génération a pris la place, puis une autre et aujourd’hui, les forces vives de cinéma à Québec se regroupent sous le nom de Spira. Alors avant que nous n’entendions plus ce nom, Vidéo Femmes, je veux te dire merci pour les quinze années puissantes et libres où j’ai tant appris, sur mon métier et la vie! Salut mes amies! ».

Johanne Fournier, texte écrit au moment de la fusion avec le distributeur Spira et publié dans Tout doit partir paru chez Leméac éditeur en 2017.

Portrait de Johanne Fournier pendant le tournage de Montagnaises de parole. Collection de la Cinémathèque québécoise. 2023.0027.PH.09.

Photographie de groupe prise lors de l’atelier Wikipédia du 18 août 2018 à la Cinémathèque québécoise. De gauche à droite, de haut en bas : Julia Minne, Josiane Lapointe, Catherine Lachance, Pauline Voisard, Lisa Sfriso, Martine Asselin, Michèle Pérusse, Catherine Veaux-Logeat, Émilie Baillargeon, Noémie Brassard, Johanne Fournier, Nicole Giguère, Helen Doyle et Élaine Hamel. Photographe : Pierre Choffet. CC-BY-SA.

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