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Une caméra à soi, un collectif bien à nous (1980 à 1988) : première partie
décembre 2023

Sans contredit la décennie du déploiement, avec l’équipe qui s’agrandit : la production des grands documentaires qui feront la signature de Vidéo Femmes, l’instauration d’un vaste réseau de distribution de films et vidéos, l’expansion du Festival des filles des vues. Entretien mené avec Helen Doyle, Nicole Giguère, Johanne Fournier, Lynda Roy, Nathalie Roy, Lucie Godbout, Lise Bonenfant et Sylvie Tremblay.

Un tout nouveau départ : expérimenter l’hybridité des genres

Extrait : « Une chambre à soi, une maison bien à nous », Hélène Roy, 1981

Julia Minne : Nous sommes à présent dans les années 80, vous venez tout juste de changer de nom pour Vidéo Femmes et vous déménagez au 10, rue McMahon dans le Vieux Québec. Comment le collectif s’est structuré à partir de ce moment-là ?

Johanne Fournier : Nos locaux étaient situés au troisième étage d’un immeuble patrimonial qui appartenait à l’Hôtel-Dieu de Québec, au cœur du Quartier latin, avec les restaurants, les théâtres, les bars, tout ce qu’il y avait autour à cette époque-là. On avait la moitié d’un étage à nous. Quand on partait en tournage, la voiture était stationnée dans la rue, une toute petite rue à sens unique, très étroite, alors...

Nicole Giguère : Fallait faire vite !

JF : ...il y avait toujours des voitures en arrière qui klaxonnaient!

NG : Notre slogan était « D’abord déménageuses », en référence au film D'abord ménagères de Luce Guilbeault. On transportait de l’équipement souvent.

Lynda Roy : L’immeuble avait de l’âge, l’ascenseur était d’une autre époque, mais les locaux étaient lumineux avec une superbe vue sur la ville et les montagnes. On a souvent filmé les lumières de Québec dans la nuit de nos fenêtres.

JM : Vous partagiez ce local avec d’autres groupes, il me semble ?

JF : C’était d’anciens appartements privés. Nous, on avait la valeur d’un 4 pièces ½; la salle de montage et les équipements techniques étaient dans un autre appartement sur le même étage. D’autres groupes comme Ciné-Vidéobec, Ciné-Vidéo du Faubourg ainsi que Ressources Médias occupaient les autres appartements. Ensemble, on avait tout l'étage, en fait.

L’équipe de Vidéo Femmes dans les escaliers du Musée de la Civilisation à Québec. Circa 1988. Photo de (possiblement) Louise Bilodeau. Collection personnelle de Nicole Giguère.

« C’est pas le pays des merveilles » (1981)

JM : Du côté de la production, vous explorez différents genres et styles, quels sont les tournages qui vous ont le plus marqués?

NG : Pour moi, ce serait C’est pas le pays des merveilles. Si je me souviens bien, il est sorti en salle au début du mois de mars 1981, il a donc dû être tourné en 1980.

JM : Et comment s’est déroulée la production du film?

NG : Ce n’était pas une production officielle de Vidéo Femmes même si toute l’équipe s’est impliquée sur le tournage. C’est grâce à Fernand Dansereau que le film a été produit en 16 mm. Avec Helen, nous avions en tête d’écrire sur la santé mentale des femmes. Fernand Dansereau nous a dit : « moi, je pourrais être votre producteur, mais vous devrez présenter le projet à Télé-Québec et à la SODEC pour avoir du financement ». Vidéo Femmes étant un Centre d’artistes et non pas une maison de production enregistrée, on ne pouvait pas s’adresser aux institutions.

Helen Doyle : Fernand venait de la région de Québec. Il a travaillé longtemps à l’ONF à Montréal comme producteur et comme réalisateur, et il tenait à revenir en région pour aider les cinéastes. Il voulait forcer les institutions québécoises à financer les cinéastes en région. Son but était de revenir s’installer à Québec et de favoriser la production régionale avec sa boîte de production, parce que tout était à Montréal. C’est comme ça qu’on a proposé à Fernand notre projet sur la santé mentale des femmes. D’ailleurs, au même moment, le Conseil du statut de la femme avait publié une grande étude sur les maladies mentales, et en particulier sur la dépression chez les femmes.

NG : Mais il fallait tourner en 16 mm et c’était nouveau pour nous. C’est pour ça qu’on a intégré Alain Dupras et Pierre Pelletier dans l’équipe; c'était des amis qui étaient directeur photo et assistant caméra sur des tournages en 16 mm. Et au montage, on a travaillé avec José Heppell, qui avait une salle de montage, parce que nous on n'avait pas l’habitude de manipuler une Steenbeck.

Affiche originale du film C’est pas le pays des merveilles d’Helen Doyle et Nicole Giguère, 1983. Collection de la Cinémathèque québécoise. 1988.0414.AF.

Fernand Dansereau célèbre la fin du tournage de C’est pas le pays des merveilles. Collection personnelle de Nicole Giguère.

JM : C’était comment pour vous de travailler avec un support filmique tout en suivant les étapes du scénario jusqu’au montage? Quelle expérience en retirez-vous?

NG : C’était différent dans le sens où on a dû écrire pas mal plus! Parce que jusque-là, pour nos productions vidéo, nos scénarios ne faisaient pas 50 pages! On partait avec une recherche, une idée, et on développait tout ça en cours de route. Dans ce cas-ci, il fallait présenter le projet aux institutions, avoir un scénario assez développé. Je me rappelle qu’on a beaucoup écrit chez toi Helen, quand tu vivais sur la rue Sainte-Anne. Il y avait plusieurs scènes de fiction et de passages oniriques dans le film. Au tournage, on a donc travaillé avec plusieurs comédiens professionnels de Québec.

HD : Il y avait ce souci, en accord avec l’engagement de Fernand, de produire avec une équipe de Québec et des environs. Mais il fallait faire le développement de la pellicule à Montréal. Donc, on tournait, puis le film partait dans les laboratoires à Montréal. On voyait les rushes trois jours après. C’était un méchant défi qui rendait notre producteur un peu nerveux.

NG : Les bobines de pellicule étaient pas mal plus chères que les cassettes vidéo, ce qui faisait qu’on était très limitées sur le tournage. On n’était pas habituées à ça! C’était très surveillé par Fernand et son représentant sur le plateau!

HD : Ce qui m’intéressait le plus personnellement, c'est l’aspect formel. Il y avait le fameux débat sur l’écriture féminine, à savoir : est-ce qu’il existe une écriture féministe? Il y avait cette question-là. Je pense que nous avons apporté d’autres méthodes et styles comparé à nos pairs, presque tous masculins. En arrivant avec un scénario qui jouait avec la fiction et le documentaire, jusqu’à l’onirisme, je peux te dire que c’était pas mal dans les premières expériences de mélange de genres. En plus, on a raconté l’histoire d’Alice aux pays des merveilles d’une façon un peu folle et en décalage avec ce qu’on voyait à l’époque.

NG : Ça rendait les investisseurs un peu anxieux!

HD : Jusque-là, on faisait nos affaires entre nous. Mais là, c’était les institutions qui débarquaient et regardaient notre scénario tout en doutant joyeusement. Ils nous disaient des choses comme : «  réalisez-vous les filles que c’est le seul film qui va se faire sur la santé mentale au cours des cinq prochaines années  ». Ça nous mettait une pression, et eux, ils étaient nerveux parce qu’on venait de Québec et que c’était la première fois qu’on faisait du 16 mm.

JM : Est-ce qu’on vous a mis des bâtons dans les roues quant aux aspects esthétiques du film?

HD : Des questions plus que des bâtons dans les roues. On sentait que les gens étaient inquiets. Fernand, lui, n’avait pas de crainte, il nous encourageait beaucoup! « De l’audace, de l’audace, de l’audace! ». Les craintes ne venaient pas de Fernand, mais vraiment des institutions.

NG : On a quand même pu faire tout ce qu’on voulait. Et pour la composition de la musique du film, nous sommes allées chercher René Dupéré. C’est peut-être la première fois qu’on avait une musique originale dans une production.

HD : Je pense que oui.

NG : Et c’était aussi la première musique de film composée par René, qui est devenu célèbre par la suite comme compositeur du Cirque du Soleil. En travaillant avec René, on a rencontré Sylvie Tremblay qui commençait à ce moment-là à prendre son envol dans le milieu de la chanson. Il était son accompagnateur. Sylvie a composé et interprété la chanson, Folle, folle, folle. C’est à partir de là qu’on a commencé à collaborer avec elle, qui après C’est pas le pays des merveilles, a été impliquée dans plusieurs autres productions.

René Dupéré, auteur-compositeur. Collection personnelle de Nicole Giguère.

Extrait : « C'est pas le pays des merveilles », Helen Doyle et Nicole Giguère, 1981

Sylvie Tremblay : C’était une époque très effervescente au niveau de la création artistique. Vidéo Femmes et les Folles Alliées sont devenues des amies et nous avons même fondé un groupe de musique qui se nommait Pink Power. Notre collaboration a duré des années!

NG : Une collaboration exceptionnelle pour nous.

ST : Elles aimaient ce que je faisais et moi aussi. C’était tellement de belles images. Puis, ça allait dans le sens de ma vision de la musique. Je pouvais faire des commandes, mais comment dire, avec elles, c’était magique.

HD : Je me souviens surtout qu’on apprivoisait le fait de se retrouver toutes ensemble. D’abord, on était coréalisatrices dans une œuvre de fiction, qui, en plus, proposait des entrevues. Donc, nous avons dû travailler la répartition des rôles. Pour chaque journée de tournage, l’une d’entre nous devenait réalisatrice et l’autre occupait le poste d’assistante et on alternait. On avait une scripte, c’était Françoise Dugré. On se retrouvait effectivement à diriger des comédiens qui étaient pas mal à leurs premières armes, comme nous autres. Donc, on expérimentait des premières fois à tous les niveaux. Il y avait quelque chose de bien excitant avec ce défi-là. Je ne sais pas pourquoi, mais on se faisait confiance. C’est sur ce principe que Vidéo Femmes a été créé d’ailleurs : « Ok, on a la possibilité de faire ça, on y va, on va essayer ».

JF : Faut dire aussi que votre film et d’autres titres par la suite ont permis à plusieurs comédiens de Québec de faire leurs premières armes au cinéma dans des productions professionnelles. Les Rémy Girard, Yves Jacques, Léo Munger, Pierrette Robitaille, Marie-Ginette Guay, Marie Brassard, Marie Aubut, tout ce beau monde a déjà participé à des œuvres de VF, même Bob Walsh a joué un plombier harceleur!

JM : Et concernant la réception du film, comment ça s’est passé? Vous parliez des producteurs qui avaient des craintes par rapport au mélange de genres. Comment le public a-t-il réagi? Est-ce que le film a beaucoup circulé?

HD : Moi, je pense que ça s’est super bien passé.

Sylvie Tremblay en représentation avec le groupe Pink Power dans les années 1980. Collection de la Cinémathèque québécoise. 2023.0037.PH.06.

Elaine Hamel et Rémy Girard sur le plateau de C’est pas le pays des merveilles, 1981. Collection personnelle de Nicole Giguère.

Helen Doyle et Nicole Giguère sur le tournage de C’est pas le pays de merveilles. Collection pesonnelle de Nicole Giguère.

Pink Power en représentation dans les années 1980. Collection de la Cinémathèque québécoise. 2023.0037.PH.05.

NG : Comme c’était en 16 mm, on a pu présenter le film en salles, ce qui n’était pas le cas pour la vidéo. Le film a donc circulé dans d’autres réseaux que les réseaux habituels de Vidéo Femmes.

HD : Puis, il a été traduit en anglais, ce qui nous a permis d’aller au Woman in Focus Festival à Vancouver où il a été très apprécié. On a aussi été invitées à l’événement INPUT en Ontario, à Niagara Falls. Encore récemment, une société de distribution de films de femmes à Londres m’a contactée pour obtenir la version anglaise du film. C’est génial de voir que plus de 40 ans plus tard le film intéresse toujours le public. Il en existe même différentes versions, il me semble!

NG : Oui, il y a une version japonaise et une version espagnole aussi.

LR : La version espagnole a été présentée à la cinémathèque de Bogota en Colombie en 1986 et à l’Institut Goethe de Buenos Aires en Argentine en 1988.

Version japonaise de l’affiche du film C’est pas le pays des merveilles d’Helen Doyle et Nicole Giguère, 1983. Collection personnelle de Nicole Giguère.

Scénario du film C’est pas le pays des merveilles, d'Helen Doyle et Nicole Giguère, 1980. Collection de la Cinémathèque québécoise. 2021.0866.53.SC.

Article sur C'est pas le pays des merveilles. Lemieux, Louis-Guy. « Toutes les femmes s'appellent Alice », Le soleil, 16 mai 1981, p. E6.

Article sur C'est pas le pays des merveilles. Sauriol, Chantal. « La folie bien ordinaire ou Alice au pays de la dépression », La Vie en rose, septembre-octobre-novembre 1981, p. 57.

« Les mots / maux du silence » (1983)

JM : À cette même période, il y a d’autres expérimentations. Helen, est-ce que tu peux nous parler du film, Les mots / maux du silence?

HD : J’avais commencé ce film avant que Nicole et moi abordions C’est pas le pays des merveilles. En diffusant la vidéo Chaperons rouges avec Hélène Bourgault, on a reçu beaucoup de témoignages. Des filles venaient nous trouver pour nous parler de ce qu’elles avaient vécu après le viol. Et souvent, la question de la psychiatrie et de la folie était abordée. La folie, on l’abordait toujours au sens large, par le mot « folle ».

Aussi, j’avais fait beaucoup de lectures, ce qui fait que j’ai mélangé la parole des femmes qui avaient écrit sur leur propre folie, comme Marie Cardinal par exemple. J’avais rencontré Pol Pelletier, et en même temps, j’avais des témoignages de femmes qui avaient vraiment vécu la folie sous toutes sortes de formes, qui avaient été hospitalisées, qui avaient eu des électrochocs. Donc j’ai mélangé cette parole théâtrale, littéraire avec des témoignages réels et de la chanson. C’était un collage.

Dans le témoignage de Pol Pelletier, elle disait : « quand je délire, ça peut paraître incohérent pour les autres, mais il y a une forme de cohérence là-dedans ». En montage, j’ai fait une recherche formelle de ce langage du « délire », mais qui permet une certaine compréhension et j’ai assemblé toutes sortes de petits morceaux disparates, comme une courtepointe.

C’est à ce moment-là que les gens du groupe Auto-psy, qui débutaient, nous ont approché Nicole et moi. C’était un groupe de défense des droits des psychiatrisés. Ils ont fait appel à nous pour avoir accès à un encadrement et pouvoir passer eux-mêmes à la réalisation.

Affiche du film Les mots / maux du silence. Collection de la Cinémathèque québécoise. 1998.0221.AF.

Article sur C'est pas le pays des merveilles. Lemieux, Louis-Guy. « Vidéo Femmes lance trois documents sur la folie », Le soleil, 7 décembre 1982. p. 7.

Affiche du fim La psychatrie va mourir, réalisé par le groupe Auto-psy, 1982. Collection de la Cinémathèque québécoise. 2009.0283.AF.

JF : Christine Gourgues, qui faisait partie d’Auto-psy, en a réalisé plusieurs. J’ai fait le montage de Ça a l’air de rien et Les gens qui doutent avec elle. De beaux films. Je me rappelle aussi de La psychatrie va mourir et surtout de La matrice à l’asile, un film réalisé en 1982.

Nathalie Roy : On était très proches de ce groupe. Je me rappelle avoir organisé plusieurs évènements de diffusion avec eux. Le sujet de la santé mentale était au cœur des préoccupations de Vidéo Femmes dans ces années-là.

HD : J’ai pu faire Les mots / maux du silence parce que je profitais des équipements d’Auto-psy. C’était ça ma paye. Donc, j’ai vraiment fait ce film-là, sur cinq ans, avec différentes caméras, dont celles de Vidéo Femmes aussi. J’étais immergée dans la fragilité et il y a de la folie même du côté de l’équipement! Au final, le film s’est beaucoup promené, à ma plus grande surprise. J’ai toujours considéré ce document comme important, mais immensément fragile justement à cause des différentes techniques, et d’avoir fait ça sur cinq ans, avec à peu près le même montant que pour Chaperons rouges, soit environ cinq mille dollars. J’ai obtenu plus de sous quand il a été primé, j’ai pu l’adapter en anglais puis ensuite, il y a eu une version japonaise, comme ce fut le cas pour Chaperons rouges et C’est pas le pays des merveilles. Il s’est mis à circuler et à chaque fois, l’argent récolté était réinvesti pour faire des nouvelles copies ou des nouvelles versions.

NR : On a reçu beaucoup de demandes de diffusion pour Les mots / maux du silence. C’était important de recueillir ces témoignages. Il y avait de la performance aussi, il me semble ?

HD : Oui, des lectures, de la performance et du théâtre.

NR : C’était vraiment une réalisation très personnelle et en même temps, ça embrassait toutes sortes de formes d’art par rapport à la folie. Il me semble qu’il a gagné des prix dans des festivals, mais ma mémoire est floue.

HD : En effet, il a été primé. Les seules questions que j’avais touchaient à trois sujets : femme, folie et création. Je posais la question : « Qu’est-ce que c’est femme-folie? Qu’est-ce que c’est folie-création? Qu’est-ce que c’est création-femme? ». C’est les seules questions que j’avais quand je rencontrais les personnes qui sont dans le film. Il n’y avait rien d’autre, pas de scénario. Il y avait Marie Cardinal, Marie Savard, mon amie Aude qui est décédée, et aussi deux femmes suisses qui étaient passées plusieurs fois au Québec, qui avaient interprété Maude Santos, une écrivaine française. C’était vraiment un patchwork : il y avait à la fois des femmes qui avaient accepté de témoigner de leur expérience, et une prise de parole par les créatrices pour parler de la folie.

Helen Doyle durant le montage du film Les mots / maux du silence, 1983. Collection personnelle d’Helen Doyle.

Extrait : « Les mots / maux du silence », Helen Doyle, 1983

NR : On abordait des sujets à la fois tellement graves et personnels. Mais je trouvais que ça collait à Vidéo Femmes, cette manière de toujours traiter des sujets difficiles à travers le geste de création, avec différents points de vue. Parce que c’étaient des femmes qui étaient dans l’art, et le film traitait de la folie par rapport aux femmes. Pour moi, ça a été un film très important pour Vidéo Femmes.

HD : Il y avait des thèmes et des sous-thèmes un peu tabous. Par exemple avec Rachel, l’inceste était évoqué, avec Hélène Grandbois, il s’agissait d’un milieu bourgeois étouffant où les filles doivent se comporter en fonction des stéréotypes. Dans les propos de ces femmes, il y avait des éléments sous-jacents de la violence familiale qui étaient déjà présents, et de la violence hospitalière aussi.

JM : Au niveau de la création, ce que tu as pu expérimenter, c’est que dans le contexte de la folie, la création s’avérait comme une forme de libération?

HD : Il y avait cette idée d’utiliser la créativité pour se sortir de la psychiatrie, mais c’était aussi un sujet sur lequel il fallait se poser beaucoup de questions, notamment sur l’utilisation de techniques de création qui peuvent être bénéfiques, mais qui ne sont pas nécessairement de l’art. En même temps, pour certaines personnes, l’art brut est un art important, donc il y avait tout ce débat sur le pouvoir de l’art, qui décide que c’est de l’art ou non. Mais, ce qui était plus important pour moi, c'était surtout de donner la parole à certaines femmes sur la façon dont elles étaient habitées par la folie. Pol Pelletier, Marie Cardinal et Marie Savard ne se sont pas cachées, sans mentionner le fait d’être internées, elles parlaient quand même d’une forme de folie, de dérapage et de douleur si terrible qu’on ne sait plus où on en est.

Lise Castonguay et Lorraine Côté lors d’une performance de l’événement « Traces » de Réseau Art Femmes, tenu au Musée du Québec en 1982. Collection personnelle de Lynda Roy.

LR : Dans la même lignée, l’annonce de la venue de The Dinner Party de Judy Chicago au Musée d’art contemporain de Montréal était un événement majeur et a rapidement créé un engouement dans les milieux artistiques et féministes du Québec. Une exposition, « Art et féminisme », a été mise sur pied pour être présentée en 1982 au Musée aux côtés de l’œuvre de Judy Chicago. Une semaine de la vidéo féministe au Cinéma parallèle offrait dans sa programmation plusieurs œuvres de Vidéo Femmes. Ça a été un succès de fréquentation et de couvertures médiatiques. La même année, une série d’expositions collectives de femmes est organisée à Québec, Chicoutimi, Sherbrooke et Montréal par Réseau Art-Femmes. Hélène et Françoise ont réalisé une vidéo lors de l’évènement tenu au Musée du Québec qui portera le nom de Traces. Moi, j’étais à la caméra pour ce projet. C’était un événement d’art actuel qui présentait des œuvres réalisées par des femmes issues de différentes disciplines artistiques. Je me souviens que les artistes investissaient les lieux de différentes manières et nous les accompagnions lors de leur montage et installation à travers le tournage de cette production-là. Certaines artistes étaient connues, d’autres moins, mais toutes étaient libres de leur proposition artistique dans cet espace. Elles offraient une oeuvre faisant appel à la performance, à la danse, au théâtre, à l’art visuel…

Lise Castonguay et Lorraine Côté lors d’une performance de l’événement « Traces » de Réseau Art Femmes, tenu au Musée du Québec en 1982. Collection personnelle de Lynda Roy.

Extrait : Document préparatoire au film « Traces », Hélène Roy et Françoise Dugré, 1982
Extrait : « Traces », Françoise Dugré et Hélène Roy, 1982

JM : Traces c’était plus une forme expérimentale?

LR : Oui c’était une vidéo d’art initiée par Hélène Roy et Françoise Dugré. On explorait des façons de rendre cette proposition multidisciplinaire de femmes artistes. J’ai en tête la performance de la comédienne Lorraine Côté accompagnée d’une autre comédienne, Lise Castonguay, elles avaient fait une performance théâtrale dans un lieu qui était plutôt un lieu d’art visuel. Il y avait aussi Lise Bégin, Aline Martineau, Louise Bilodeau, Valérie Letarte, et d’autres que j’oublie! C’était assez nouveau ce mélange de disciplines proposées par des femmes artistes, on avait rarement vu ça. Il y avait une belle solidarité. Alors on s’immisçait dans un processus d’affirmation artistique que les artistes elles-mêmes étaient en train de vivre.

JM : C’était une période d’effervescence, vous citez aussi un certain nombre d’œuvres féministes qui arrivent en même temps, ça devait être assez extraordinaire d’être à ce moment-là et d’assister aux événements artistiques.

NR : Oui. Et dans un musée, qui est un lieu tout ce qu'il y a de plus officiel, avoir toutes ces femmes-là qui s’exprimaient chacune à leur manière, jusqu’à la performance, ce n’était vraiment pas courant.

« Tous les jours, tous les jours, tous les jours » (1982)

Photographie de tournage du film Tous les jours, tous les jours, les jours. Collection de la Cinémathèque québécoise. 2022.0544.PH.01.

JM : Lise, il me semble que tu es à l’origine du projet de film, Tous les jours, tous les jours, tous les jours. Tu venais tout juste d’arriver chez Vidéo Femmes. Que faisais-tu avant de rejoindre le collectif?

Lise Bonenfant : Moi, je suis arrivée en 1981, j’avais réalisé en 16 mm Clara, d’amour et de révolte dans la petite compagnie que j’ai fondée. Il a fait le tour du Québec, j’avais des ovations à chaque fois. Moi, je suis restée très surprise de tout ça. Et là, dans ma vie personnelle, il m’est arrivé une catastrophe. J’ai perdu un enfant. Un peu plus tard, j’ai appelé Hélène Roy : « Hélène, je pense que j’ai besoin d’aide. Penses-tu que je pourrais rejoindre Vidéo Femmes? ». « J’en parle aux autres, il y a une réunion cet après-midi ». Je me souviens que j’ai passé la porte de Vidéo Femmes, le 7 octobre 1981.

J’avais vu un appel d’offres à Télé-Québec (qui s’appelait alors Radio-Québec). Je voulais m’investir comme je venais tout juste d’arriver, je ne me souviens plus vraiment, j’ai dû travailler avec Nicole là-dessus. Toute cette période-là est vague pour moi, j'essayais de survivre. On a déposé le projet, Tous les jours, tous les jours, tous les jours, qui traitait du harcèlement sexuel « ordinaire » que les femmes subissent au quotidien sur la rue, au travail, au garage, partout. On a remporté l´appel d’offres. Je pense qu’à partir de là, je suis devenue productrice avec toute cette gang-là, Johanne et Nicole ont réalisé ce film.

JF : Lise a déposé notre proposition au mois d’octobre-novembre, puis je pense qu’on a eu la réponse une semaine avant Noël. Il fallait livrer ça aux environs du 1er mars. C’était fou comme délai, vraiment fou. C’était une production hybride, c’est-à-dire qu’il y avait de la fiction, des chansons et des parties documentaires. Jocelyne Corbeil avait scénarisé les parties fiction. À ce moment-là, Nicole vivait dans une maison à la campagne, dans un rang à Saint-Nicolas, on s’est rassemblé là-bas. Je pense qu’on a travaillé sur le scénario le jour de Noël! Nous avons choisi des comédiens de Québec, il y avait Marie Aubut – devenue par la suite la chanteuse Marie-Carmen – qui incarnait le personnage principal.

NG : Lucie Godbout jouait aussi dans une autre séquence, parce qu’il y avait plusieurs personnages de fiction. Ça nous a permis de connaître pas mal de comédiens de Québec qui sont déménagés à Montréal et qui sont devenus plus connus par la suite.

LG : Je jouais une secrétaire qui se faisait pincer les fesses par son patron. C’était aussi un projet qui réunissait Vidéo Femmes et les Folles Alliées; moi et Jocelyne Corbeil on faisait partie des Folles Alliées. Les Folles Alliées se produisaient alors en théâtre et en chanson et nous avions créé différents sketchs humoristiques pour des événements de femmes comme les 8 mars et certains événements syndicaux.

Johanne Fournier et Nicole Giguère (de gauche à droite) retravaillent le scénario de Tous les jours, tous les jours, tous les jours. Collection personnelle de Nicole Giguère.

L’équipe de Vidéo Femmes sur le tournage de Tous les jours, tous les jours, tous les jours. Collection de la Cinémathèque québécoise. 2023.0037.PH.03.

NG : Et pour ce film, Sylvie Tremblay chantait aussi plusieurs chansons.

ST : Oui, moi je chantais, j’avais fait les arrangements. Les paroles étaient de Jocelyne puis j’avais composé la musique avec Johanne Roy.

JM : Comment avez-vous composé la musique du film, Sylvie?

Lucie Godbout : Jocelyne n’était pas capable de lire ou d’écrire de la musique, mais lorsqu’elle écrivait les paroles, elle avait une mélodie en tête qu’elle chantait à une personne qui était capable de retranscrire ça sur papier.

ST : C’est ça. Je me souviens que j’ai travaillé les arrangements avec Johanne, pour que tout sonne bien. J’ai aussi composé quelques musiques d’ambiance dans le film, des transitions.

JF : C’était aussi la première production où on se nommait. Au générique, ce n’était pas simplement « Une production Vidéo Femmes », chacune d’entre nous avait son titre et son propre rôle. Lynda était directrice photo, Michèle Pérusse a fait toutes les entrevues et beaucoup de recherches pour la partie documentaire.

NG : Elle a aussi fait le montage.

JF : Oui. Louise Giguère était assistante à l’éclairage avec Lynda à la caméra. Françoise faisait le son avec Hélène Roy, et Nicole et moi, la réalisation.

Photographie de tournage du film Tous les jours, tous les jours, les jours, Vidéo Femmes, 1982. Collection personnelle de Nicole Giguère.

Extrait : « Tous les jours, tous les jours, tous les jours », Johanne Fournier et Nicole Giguère, 1982

LR : Pour moi, cette production a été déterminante. Toute l’équipe de Vidéo Femmes a été impliquée dans le projet, on portait toutes le sujet de cette production, c’était important et on savait qu’on aurait une audience publique plus large à la télé. On sentait aussi que le sujet du harcèlement sexuel toucherait les gens.

JF : On a tourné beaucoup en extérieur à Québec, la ville la plus humide du monde en hiver, en plein mois de janvier, dans tout le Quartier latin. Sur chaque plan tourné en extérieur, tout le monde a la buée qui sort de sa bouche.

JM : Est-ce que c’est ça la photo qu’on a en plein hiver? Vous vous rappelez?

NG : Oui! Avec les manteaux de fourrure.

LG : Il faisait -20° je pense, ou -25°.

NG : Il fallait garder les batteries au chaud, parce que les caméras lâchaient régulièrement. On les mettait dans nos manteaux.

Lucie Godbout, Lynda Roy et Louise Giguère (de gauche à droite) sur le tournage de Tous les jours, tous les jours, tous les jours. Collection personnelle de Nicole Giguère.

L’équipe de Vidéo Femmes sur le tournage de Tous les jours, tous les jours, tous les jours. Collection personnelle de Nicole Giguère.

JF : Ça s’est fait vraiment rapidement et très efficacement. On a fait le montage à Vidéo Femmes, et ensuite on est allées faire la postproduction à Radio-Québec à Montréal parce qu’il fallait livrer en 1 pouce.

JM : J’aimerais discuter un peu plus du contenu du film, de la forme et de l’écriture. Qu’est-ce que vous vouliez mettre absolument de l’avant dans ce film? Qu’est-ce qui était important au niveau du style dans Tous les jours, tous les jours, tous les jours?

LG : Je pense que le côté hybride, c’était à la fois documentaire et fiction, mais souvent dans la même scène. Moi, je me souviens qu’on a tourné dans un restaurant, le Buffet de l’antiquaire. J’étais à un étage et il y avait une autre scène qui se tournait en bas. On passait du documentaire à l’interview dans le même lieu. C’était très fluide, je n’avais jamais vu ça avant.

NG : C’était beaucoup d’expérimentations tout ça.

JF : Il y avait aussi le souci, dans les séances de fiction, de montrer un échantillonnage de différents milieux. Donc, il y avait autant des séquences de gars de la construction sur la rue, d’un cinéaste qui approchait une comédienne dans un bar, d’un patron avec sa secrétaire, d’un plombier dans une maison. L’idée était de montrer différentes situations quotidiennes dans plusieurs milieux.

LB : Puis la distribution de Tous les jours, tous les jours, tous les jours a vraiment eu un grand succès. En principe, Radio-Québec devait nous donner une seule copie du montage, mais j’ai demandé plusieurs autres copies, que j'ai envoyées un peu partout. Le réseau de la distribution à Vidéo Femmes s’est élargi grâce à cette vidéo. Le film était extrêmement bien fait, il était touchant. Je pense qu’il a vraiment contribué à l’expansion de Vidéo Femmes.

JF : Le réseau de distribution demandait beaucoup de documentaires sur des sujets spécifiques, et il y avait aussi chez plusieurs réalisatrices, Helen la première, des expérimentations oniriques avec beaucoup de recherches au niveau de la forme. C’était quelque chose de très important. Puis on prenait de l’assurance aussi, et on ne voulait pas être des machines à faire des films de commande, on ne voulait vraiment pas ça. Certaines fois, il y avait même des : « Moi, je veux faire mon film, je ne veux pas faire un film pour le réseau ». Il y avait des désirs d’exploration plus formels selon les intérêts de chacune.

NR : L’art vidéo se déployait avec des possibilités que j’ai très bien vues par la suite au Vidéographe. La vidéo a permis l’existence de documentaires, mais elle a aussi permis l’existence d’œuvres artistiques expérimentales.

JF : Je me rappelle aussi de la première manifestation d’art vidéo organisée par Andrée Duchaine qui s’appelait Vidéo 84. C’était un échantillonnage de la vidéo internationale, de la vidéo d’art dans laquelle on avait deux productions. Il y avait Les tatouages de la mémoire d’Helen Doyle, et C’est une bonne journée, un court-métrage que j’avais réalisé avec Françoise Dugré.

Extrait : « Enfin duchesses », Vidéo Femmes, 1983