CinémaLes incontournables : 3 x la musique de Georges Auric
Quel lien unit un fleuron du cinéma fantastique signé par le poète Jean Cocteau, une insoutenable virée en camion imaginée par H.-G. Clouzot et une comédie romantique de William Wyler avec Audrey Hepburn en princesse? Un seul nom : celui du compositeur Georges Auric.
Génie musical précoce, protégé d’Erik Satie et d’Igor Stravinsky, Auric évolue très jeune dans les cercles d’avant-garde (il fait même une apparition dans Entr’acte de René Clair). Dans ce contexte, il rencontre les jeunes compositeurs avec lesquels il va constituer le Groupe des Six ainsi que le poète Jean Cocteau, aux côtés duquel il se lance dans la composition de musique de film. Avant cela déjà, en tant que critique musical, Auric croyait à l’avenir de la composition sonore pour le cinéma, en porte-à-faux avec certains puristes. Dans l’esprit des avant-gardes, il expérimente tout en revendiquant l’intérêt de la culture populaire. Au cours de sa carrière, il n’hésite pas à mêler classicisme et goût de l’absurde, symphonie et chanson populaire, à cultiver les écarts, à passer avec aisance d’un genre à l’autre. En témoignent trois films de notre cycle des incontournables.
Après sa première et audacieuse trame sonore pour le cinéma, celle du Sang d’un poète (1946), Auric devient le compositeur attitré de Cocteau et travaille sur presque tous ses films. La musique inspirée de La belle et la bête lui a valu à l’époque le prix de la meilleure musique au Festival de Cannes et a fait date depuis. Cette composition habite littéralement l’univers fantastique du film, insufflant la vie au château de la Bête, dont la présence semble planer à travers les mélodies mystérieuses. La partition d’Auric se démarque aussi par sa part d’inattendu, jouant du décalage avec l’image ou s’interrompant parfois brusquement sur un silence. Enfin, en dialogue avec Cocteau, Auric saisit surtout ce qui fait l’essence des contes anciens : la peur, l’étrangeté et l’angoisse qui se terrent toujours dans le merveilleux, la féérie et l’enchantement. La musique semble ici frappée de dualité, comme le Prince lui-même.
Pour le Salaire de la peur (1953), première collaboration d’Auric avec Henri-Georges Clouzot (qui sera suivie par Le mystère Picasso et Les espions), il signe une trame sonore extrêmement minimale : le contre-exemple complet de la musique habituelle de film d’action ou de suspense. Hormis une partition entêtante d’Auric sur le générique de début et l’harmonieux Danube bleu de Strauss sur la dernière séquence du film, les autres passages musicaux sont le fait des personnages eux-mêmes, lorsqu’ils jouent, chantent (Dario Moreno a l’un des rôles principaux) ou allument la radio. Loin d’apaiser les âmes, la musique endiablée prisée par les clients du bar local ou émanant du poste grésillant que Charles Vanel ne cesse de vouloir éteindre envers et contre tous, accentue la moiteur des lieux et échauffe les esprits, avant de céder la place aux moments de tension les plus insoutenables du film qui, eux, se déroulent dans un silence assourdissant.
Aux antipodes de son travail pour Clouzot, le compositeur signe la même année la musique de Vacances romaines de William Wyler (un an après sa première trame sonore hollywoodienne pour le fameux Moulin rouge de John Huston). Il renoue avec les contes et les princesses, mais dans une veine bien différente que chez Cocteau, se fondant à merveille dans la comédie romantique par excellence. Symphonique, magique, aussi légère et charmante qu’Audrey Hepburn (qui tient ici son premier grand rôle), la musique d’Auric se fait certes plus discrète et classique dans son accompagnement des images, mais son sens mélodique contribue indéniablement à l’euphorie qui caractérise le film et rehausse parfaitement l’alchimie du duo d’acteurs. Et le compositeur répond à son désir toujours plus prégnant de faire rayonner la musique auprès du grand public.